Une instagramme-use fût condamnée à quatre ans de prison dans un procès express pour avoir diffusé sur les réseaux sociaux des images jugées offensantes à la morale publique. Le prétexte est la protection des enfants et des jeunes. En réalité les juges n’ont fait qu’appliquer les lois en vigueur dont certaines existent depuis belle lurette, bien avant le fameux article 54, qui est venu étendre l’application de ces lois aux usagers des réseaux sociaux, en particulier ceux qui s’en servent pour partager des produits audio-visuels. Cela concerne aussi les Tunisiens et les Tunisiennes résidant à l’étranger, et encore heureux que la loi n’englobe pas les étrangers tout court. Même quand le délit est commis hors du territoire national, la loi tunisienne s’applique aussi à eux. Que pensent nos juristes et constitutionalistes? Ils ne pensent rien ou du moins cachent-ils ce qu’ils pensent. Quand on pense aux milliers d’experts en droits en tout genre qui ont défilé sur nos écrans!
Nous ne pouvons pas donc incriminer la justice, puisqu’elle ne fait qu’exécuter ce que les différents législateurs, toutes obédiences idéologique ou politique confondues, ont cru bon de voter ou d’imposer au nom du peuple. Mais la chose ne fait que commencer, car d’autres instagrammeurs, tik-tokeurs, facebookers, ou yutubeurs risquent d’y passer. Et ceci dans le silence assourdissant de ce qui est appelé la société civile et surtout les professionnels des droits de l’Homme et de la défense des libertés individuelles et collectives. Tout laisse croire donc qu’il y a consensus entre le pouvoir politique et ses éternels opposants ou adversaires pour sévir contre ceux et surtout celles qui « offensent » la morale publique. La sacro-sainte morale publique !
Une morale à géométrie variable
Aucune recherche sérieuse ou un ouvrage tunisiens, ne sont venus nous éclairer sur ce qui est exactement la morale chez et pour les Tunisiens. Il existe bien sûr une raison évidente, car la morale était toujours la chasse gardée des fuqahaa, théologiens et autres hommes de Dieu. Or la référence ultime de ces spécialistes n’est autre que le livre saint, le Coran et ce qu’on a convenu d’appeler la sunna du prophète, ensemble de dictons et traditions qu’on attribue au prophète et qui remontent à la fin du second siècle de l’hégire, et qui de plus en plus est contestée par les chercheurs en islamologie quant à son caractère apocryphe.
Cela n’empêche qu’un corpus juridique qu’on peut qualifier de corpus moral s’est constitué au cours des siècles et les ouvrages du fiqh, jurisprudence musulmane pullulent de fatwa à caractère moraliste. Pour les musulmans tout ce qui est interdit par la charia est immoral et tout ce qui est permis est moral. Bien sûr la charia n’a pas prévu les cas d’instagrammeuses, de tik-tokeuses ou facebookeuses qui diffusent des contenus lascifs sur internet. Mais logiquement en recourant au qiyas, la règle de l’analogie juridique, une fatwa peut être formulés comme le fait souvent Al-Azhar , qui s’était toujours auto-proclamé gardien de la morale publique. Ce qui rappelons le n’a jamais été le cas de la zeïtouna tunisienne, qui a toujours su garder une distance avec ce qui touche à la vie privée et intime des fidèles.
La tradition tunisienne, en termes de morale, a toujours tenu à ce que les muftis ne s’en mêlent pas, laïcisme oblige et seul le législateur a droit d’émettre des lois qui fixent la morale publique. Or la morale publique ne peut en aucun cas être réduite à un corpus juridique et encore moins à un des décrets répressifs.
Le pire c’est que maintenant le Tunisien et la Tunisienne, parce qu’ils ont désormais accès à la libre expression sur les réseaux sociaux s’érigent en censeurs, en moralistes et presque en prédicateurs religieux pour condamner tel ou tel instagrammeur, tel artiste dont les paroles des chansons sont jugées par eux trop libertines ou trop « osées ».
S’il est vrai, que certaines ou certains abusent de cette liberté souvent pour des raisons vénales, il n’en est pas moins vrai que distribuer des peines de prison ou tout autre forme de répression n’est pas le meilleur moyen de juguler cette tendance à « l’immoralité ». Car la morale d’un peuple change au fur et à mesure qu’il a accès à d’autres cultures et d’autres moeurs et à une vitesse que nous ne pouvons soupçonner. Pendant que nos lois et nos fatwas restent à jamais inchangées. C’est d’ailleurs la cause principale du décalage historique qui nous sépare du monde moderne. Ce qui est immoral chez nous est parfaitement moral au-delà de la Méditerranée.
Mais ce qui nous semble incongru, c’est que certaines lois, pas seulement celles visant les réseaux sociaux, peuvent êtres considérés en contradiction avec nos traditions morales ancestrales qui semblent être plus libérales.
Que ferait un juge tunisien si quelqu’un porterait plainte contre le manuel d’érotologie arabe intitulé « al rawdh el Aatir » de Shaykh Nafzaoui, ou comme l’a nommé l’honorable homme de religion, « al-Idhah fi 3ilmi al-Nikah » et contre tout diffuseur de cet ouvrage sur les réseaux sociaux?
Rappelons que l’ouvrage en question a été écrit au début du 16ème siècle et donc en l’an 925 à la demande du Bey de Tunis. L’auteur originaire de la région de Nefzaoua habitait Tunis où il officiât comme médecin, jurisconsulte, homme de lettres, et a même refusé le poste de Cadi, (juge) offert par le Bey, pour protéger son indépendance d’esprit. Le titre de l’ouvrage tel qu’il a été choisi par l’auteur est « Précis explicatif concernant la science de l’accouplement sexuel », titre extrêmement révélateur, d’un contenu qui détaille tous les attraits de la pratique de la sexualité en vigueur de l’époque chez les Tunisiens. Plus que la Kamasoutra, où il ne s’agit que d’images suggestives, le Shaykh a poussé très loin l’art de la narration érotologique jusqu’à devenir une référence universelle dans la matière puisqu’il a été traduit en plus de 30 langues. La traduction française datant seulement de 1876 par un capitaine de l’armée française.
Mais cet ouvrage tunisien a été précédé de plusieurs autres ouvrages à caractère érotologique dans la civilisation arabo-musulmane qui le dépassent de loin en termes considérés maintenant comme obscènes, tel celui écrit par El-Jahidh, le grand savant et homme de lettres, qui a produit un ouvrage intitulé : « A propos des odalisques et des jeunes esclaves » fi al jawariwelghilman, où deux hommes rivalisent dans la description des corps d’une femme et d’un jeune garçon et de l’art de pratiquer l’amour, l’un ayant la préférence des femmes et l’autre des garçons. Les Mille et Une Nuits, en version originale, traduisait le raffinement érotique chez les arabo-musulmans et fait l’éloge de la luxure à tel point qu’il était interdit par l’église catholique, y voyant certainement une œuvre satanique. Quant à la poésie arabe avant et après l’Islam, elle a un thème favori où les poètes rivalisaient d’images érotiques et de description des corps humains surtout celui de la femme, ne faisant ici qu’imiter le saint Coran quand il décrivait les houris, sorte d’odalisques promis par Dieu aux fidèles dans le paradis. Abu Nawas le grand poète de l’amour et du vin a même composé un poème où il décrivait une relation sexuelle à trois avec une fille et un garçon. Mais jamais ces poètes et hommes de lettres n’ont été condamnés ou considérés comme infidèles par les faqihs et autres hommes du clergé musulman aussi scrupuleux soient-ils de l’applications stricte de la chariia, car ces œuvres en rien ne sont contraires à celle-ci. Feu Mohammed Al Talbi, le savant et le grand érudit spécialiste de l’Islam et musulman pratiquant est allé jusqu’à nier l’interdiction de la prostitution par le Coran et du vin. Jetant ainsi un pavé dans la marre des eaux dormantes de la loi religieuse et non religieuse en vigueur actuellement chez nous.
Il est clair que cette dérive moraliste de l’Etat n’est en aucun cas due à une quelconque lecture ou interprétation de la charia. Elle est même due à une ignorance parfaite de celle-ci, sans parler d’une ignorance grave des droits humains, surtout quand il s’agit de libertés individuelles.
Mais ce qui nous semble plus grave encore, c’est le déferlement de sentiments de haine et de vengeance contre les personnes incriminées par la justice, sur les réseaux sociaux. Souvent de la part de gens qui se délectent en privé et en cachette de la vue de ce qu’ils dénoncent en public. Cela reflète le degré de maturité d’un peuple qui se dit moderne et évolué. Quant aux pouvoirs publics, ils ne font que suivre les tendances parfois rétrogrades qui soufflent sur les réseaux sociaux. On est donc dans une phase où le pire peut se produire, car il n’existe point de garde-fous.