Pénuries d’hier, pénuries d’aujourd’hui ! Mêmes scènes de désolation, fortes inquiétudes et craintes des lendemains. L’étau se resserre sur les ménages, ulcérés par la montée des prix qui décime leur pouvoir d’achat. Une hécatombe dont on a peine à compter les victimes. Il y a peu de temps, le pain, le lait, le riz, la farine, le sucre, le café – sans oublier les médicaments et non des moindres – venaient à manquer quand ils n’ont pas disparu. Avec les conséquences que l’on sait : spéculation et flambée des prix. Les prédateurs, les spéculateurs en tout genre, bref, les architectes du désordre et du chaos sont accablés de tous les maux et désignés à la vindicte populaire. Ils sont pourchassés par les services de contrôle, verbalisés autant que faire se peut, avec la garantie qu’ils referont surface.
Ces prises de guerre ne doivent pas faire illusion. Il ne peut en effet y avoir de véritable victoire tant qu’on s’attaquera aux conséquences plutôt qu’aux causes du phénomène. Il fallait pour cela traiter le mal à la racine. L’accalmie est de courte durée. Les foyers d’incendie, à peine éteints ici, reprendront avec la même intensité ailleurs, au rythme de la dégradation des finances publiques et de la balance commerciale. L’insuffisance de l’offre, alors même que la demande est au plus bas, génère les pénuries et fait inéluctablement le lit du spéculateur qui, tel le phénix, renaît de ses cendres. On ne peut s’en prendre avec succès à la spéculation sans déclarer illégales les pénuries par insuffisance de l’offre, qu’elle soit locale ou d’importation.
L’Etat a certes un devoir moral de déclarer la guerre aux fraudeurs et aux spéculateurs patentés, mais il a aussi et surtout l’obligation de créer les conditions appropriées en termes de politiques publique et sectorielle, d’environnement des affaires, de mesures d’incitation et de mécanismes de soutien pour porter le niveau de production à son point culminant. Et en premier lieu, celui du secteur agricole, déjà ébranlé par les changements climatiques.
Quand le pain, la farine, le lait, la viande, les huiles végétales viennent à manquer périodiquement, cela relève de considérations structurelles liées à l’absence d’une véritable politique agricole. Nos exploitants agricoles sont, dans leur grande majorité, livrés à eux-mêmes, sans boussole. Ils naviguent à vue, souvent sans réelles bouées de sauvetage, dans des mers déchainées par l’explosion des prix et la volatilité des marchés. Les semences comme les engrais n’arrivent jamais à temps. Et les organismes publics de régulation, tout comme les banques, leur retirent le para- pluie à la moindre averse, quand ils en ont le plus besoin. Si la récolte est bonne, ils en font les frais à cause de la chute des prix sans être protégés par des mécanismes de régulation, de quelque nature qu’ils soient – offices publics, silos de stockage, chambres frigorifiques… Si d’aventure, et en dépit des dépenses et des efforts d’investissement, la production agricole et animale chute drastiquement, la puissance publique intervient à front renversé pour tordre le cou aux lois du marché, en fixant de manière arbitraire les prix en deçà du seuil qui assure la couverture des charges d’exploitation.
Le poids du service de la dette, le déclin des exportations et le recul des IDE, avec pour corollaire le faible niveau des réserves de change, limitent considérablement les capacités de production nationale et les possibilités d’approvisionnement du pays.
A ce jeu de bascule, les agriculteurs ont peu à gagner et beaucoup à perdre. Ils n’ont que la ruine pour seule perspective. D’une année à l’autre, la production décline, faute d’une politique des prix juste et équitable. Situation d’autant plus aggravée que l’Etat manque de moyens financiers pour combler l’insuffisance de l’offre globale par un surcroît d’importation. Le poids du service de la dette, le déclin des exportations et le recul des IDE, avec pour corollaire le faible niveau des réserves de change, limitent considérablement les capacités de production nationale et les possibilités d’approvisionnement du pays. Le constat est terrifiant: l’insouciance coupable de la dernière décennie, les dérapages en tout genre, le laisser-aller et le laisser-faire ont achevé de détruire systématiquement l’essentiel de nos filières agricoles parvenues à maturité au prix de plus de cinq décennies de sacrifice. Que reste-t-il des filières lait et viande, privées qu’elles sont d’aliments pour bétail ? Que sont devenues les filières céréales et bientôt huile, si nécessaires pour notre sécurité alimentaire, en l’absence de vision stratégique digne de ce nom ? Et que dire de la filière pharmaceutique qui a pris un terrible coup de froid?
Nous voilà comme aux premiers temps, aux prises avec les activités primaires qu’on pensait avoir maitrisées avant de nous positionner dans l’industrie et les services, notamment ceux liés à l’industrie.
Nous voilà comme aux premiers temps, aux prises avec les activités primaires qu’on pensait avoir maitrisées avant de nous positionner dans l’industrie et les services, notamment ceux liés à l’industrie. Les revers de la production agricole sont un mauvais signe et ne sont pas d’un bon présage. La raison en est que même en dépit de sa contribution modeste au PIB -12 à 13% -, l’agriculture n’en est pas moins au poste de commande de l’économie. C’est elle qui régule le niveau global d’activité et l’humeur nationale. Elle les tire vers le bas ou les propulse vers le haut. Quand l’agriculture ne va pas bien, rien ne va plus. Si elle n’est plus en capacité de nourrir convenablement les villes, c’est le commencement du déclin, avec son cortège funèbre à travers les pénuries.
Ironie du sort : à l’heure où les nations industrialisées et les émergents s’évertuent et s’ingénient à multiplier les prouesses innovatrices pour remporter la mère de toutes les batailles, celle de l’IA, le pays s’enlise dans les marécages et se perd dans les méandres d’un quotidien chaque jour plus difficile. Guerre sans fin aux retombées problématiques contre des moulins à vent, de furtifs coupables de spéculation ou d’abus en tout genre. Guerre de tranchées et de mouvements disparates pour traquer et punir les trafiquants de… pomme de terre.
Il y a beaucoup mieux à espérer que de voir l’année 2024 s’achever sur une aussi triste note. L’ennui est qu’on n’observe pas non plus de réels signes d’assurance par ailleurs. Et pour cause : l’industrie peine à se maintenir, les investissements d’avenir sont rejetés aux calendes grecques, la récession s’installe, les pénuries se banalisent et la valse des prix donne le vertige. Le chômage est devenu la règle, la pente naturelle en quelque sorte, et l’emploi l’exception, n’en déplaise aux pourfendeurs de la 25ème heure des compétences qui sont en droit de prendre le chemin de l’exode. Que n’ont-ils protesté contre l’incurie, l’irresponsabilité et l’incompétence des fossoyeurs du rêve tunisien ?
Les guerres sans lendemain, aussi fondées soient-elles, sont sans issue. Il ne faut rien attendre si ce n’est des politiques publique et sectorielle dignes de leur temps, en adéquation avec les contraintes environnementales, les attentes sociales et l’impératif de gouvernance.
Il arrive un moment où il faut se rendre à l’évidence et regarder la réalité en face. Il ne faut pas se tromper de guerre. Il n’y a pas lieu de vouloir trouver des solutions là où elles n’existent pas. Les guerres sans lendemain, aussi fondées soient-elles, sont sans issue. Il ne faut rien attendre si ce n’est des politiques publique et sectorielle dignes de leur temps, en adéquation avec les contraintes environnementales, les attentes sociales et l’impératif de gouvernance. Il en va de l’agriculture comme de l’industrie, des services et des technologies : unique mot d’ordre, ressusciter, redynamiser nos filières, celles notamment tombées en déshérence. Notre sécurité alimentaire et notre souveraineté en dépendent.
Il n’y a que par la relance de l’offre et dans une situation d’abondance qu’il faut savoir gérer qu’on peut prévenir les pénuries, éradiquer la spéculation et cimenter la cohésion sociale. Le reste n’est que littérature. A quoi bon reproduire les erreurs du passé ? L’agriculture, tout autant que l’industrie, ne sont plus ce qu’elles étaient à l’heure de l’intelligence artificielle qui fait irruption dans notre vie. Celle-ci a déjà, comme de par le monde, modifié notre mode de pensée, de production, de mobilité et de consommation. Dans le nouveau monde qui arrive à folle allure, les pénuries ne seraient pas de saison pour les pays maîtres de leur destinée pour avoir pris à temps le train du progrès technologique. Sans quoi, en l’absence de croissance durable, il n’y aurait d’autres perspectives que le déclassement et le déclin pour toujours.
Cet édito est disponible dans le mag de L’Économiste Maghrébin n° 908 du 4 au 18 décembre 2024.