Si le verdit rendu par la Cour d’appel du Tribunal militaire, en charge de l’affaire des martyrs et des blessés de la révolution, a surpris et provoqué de vives réactions, c’est peut-être aussi parce que trois années, et un peu plus, après la Révolution tunisienne on ne sait pas exactement ce qui s’est passé entre le 17 décembre 2010, date de l’immolation par le feu du martyr Mohamed Bouazizi, et le 14 janvier 2011, date de la fuite du président déchu Zine El Abbidine Ben Ali.
Surprise. S’il est un mot capable de résumer le verdict rendu le 12 avril 2014 par la Cour d’appel du Tribunal militaire en charge de l’affaire des martyrs et des blessés de la révolution, c’est bien celui-ci.
Les vives réactions, notamment dans le camp des familles des martyrs de la révolution, de leurs avocats, dans les rangs des défenseurs des droits de l’Homme, des partis politiques, de la société civile et dans une large partie de l’opinion sont en grande partie dues, sans doute, au fait que l’on ne s’attendait pas à ce verdit que certains ont qualifié de « transaction » ou encore comme un « message » favorisant « le retour des caciques du régime benalien ».
Il est à se demander, au travers d’une analyse même rapide de ces réactions, si elles ne sont pas aussi le signe d’une colère contre le fait que trois années, et un peu plus, de la Révolution tunisienne on ne sait pas exactement ce qui s’est passé entre le 17 décembre 2010, date de l’immolation par le feu du martyr Mohamed Bouazizi, et le 14 janvier 2011, date de la fuite du président déchu Zine El Abbidine Ben Ali.
Il faut dire que les déclarations et contre-déclarations des acteurs influents de cette période n’ont pas facilité quelquefois les choses aussi bien pour les observateurs, qui scrutent le moindre fait pour reconstruire le puzzle des événements, que pour le citoyen lambda, qui ne cesse, à son tour, de se perdre en conjectures. Une fois Ben Ali, par exemple, a ordonné de tirer sur la foule, une autre fois il ne l’a pas fait.
Une situation qui n’a fait que blesser davantage les familles des martyrs. Qui ne feront réellement leur deuil que le jour où ils sauront tout sur l’assassinat de leurs proches. Mais, qui a tiré sur ces dizaines de jeunes, morts pour la patrie ? Et grâce au martyre desquels nous sommes aujourd’hui libres.
Des « coups d’Etat masqués »
Evidemment, comme dans pareils événements, certains crient vite au complot. Le fait que l’on ne sache pas tout sur la révolution tunisienne signifierait, du moins pour certains, tout simplement qu’un plan a été mis en place et exécuté minutieusement de l’étranger. Ce plan serait le fait donc de puissances, étrangères ou régionales, qui pèsent de tout leur poids afin que leur implication ne soit pas découverte. Celles-ci ont-elles caché des preuves ? Ont-elles tout manigancé, au travers d’un scénario machiavélique, pour que les acteurs des faits ne sachent qu’une partie de ce qui s’est passé et donc ne puissent pas retrouver le fil d’Ariane ?
Les adeptes du complot –et pas seulement eux- veulent bien le croire. Cherchent-ils à opérer un raccourci historique qui leur éviterait un lourd travail d’investigation ? Ont-ils été convaincus par des chercheurs et autres analystes qui ont mis en exergue le fait que le Printemps arabe est une pure création et non un mouvement populaire ? L’Histoire leur donnera un jour ou l’autre tort ou raison.
Toujours est-il que de brillantes personnes, dont les capacités d’analyse et les connaissances du vécu sont reconnues, les autoriseraient à s’adonner à cet exercice. Rappelons, à ce propos, les quasi-accusations du chercheur français Eric Denécé, du Centre français de recherche sur le renseignement (CF2R) et de sa société de conseil en Risk Management (CF2R Services). De retour d’une mission en Tunisie et en Egypte, il a très vite relativisé, dans une interview donnée le 1er juin 2011, au quotidien français La Tribune, l’ampleur du Printemps arabe, en évoquant, et sans nier les aspirations des populations, des « coups d’Etat masqués ».
Il s’agit en effet, selon lui, « d’un renouvellement des classes dirigeantes qui ont, avec l’accord de Washington, organisé des coups d’État « en douceur », en profitant d’une vague de contestation populaire qu’elles ont intelligemment exploitée. Et leur arrivée aux affaires bénéficie extérieurement d’une grande légitimité et donne le sentiment d’une rupture profonde avec le régime précédent ». (Voir « Les révolutions arabes ne sont que des coups d’Etat masqués », lien : http://www.latribune.fr/actualites/economie/international/20110601trib000626151/les-revolutions-arabes-ne-sont-que-des-coups-d-etat-militaires-masques.html. Eric Denécé a développé sa thèse dans un livre : « La face cachée des révolutions arabes » (Paris : Editions ellipses, 2012, 536 pages).
Un autre chercheur développe également la thèse du complot fomenté de l’étranger : l’universitaire suisse, d’origine égyptienne, Tariq Ramadan. En effet dans son « L’islam et le réveil arabe » (Paris : Presses du Châtelet, 2011, 288 pages), il voit dans le Printemps arabe tout simplement la main des grandes puissances. « Depuis 2004, assure-t-il, des activistes et bloggeurs ont été formés à des actions non-violentes et soutenus financièrement par le département d’Etat américain ». En précisant que « les Etats-Unis et l’Europe ont été contraints de revoir leur stratégie face à des régimes dictatoriaux vieillissants qui se tournaient de plus en plus vers des pays émergents comme la Chine, l’Inde, l’Afrique du Sud, la Russie et la Turquie ».