Nous l’avons rencontré en marge de la cérémonie de présentation des résultats de MIQYES 2024, le baromètre de la santé des PME tunisiennes réalisé par la Conect, dont il est l’instigateur. Abdelkader Boudriga, académicien et enseignant universitaire, revient, lors de cet entretien, sur l’actualité brûlante de l’économie tunisienne. Sur la nouvelle réglementation des chèques, l’inflation, le taux directeur ou le rôle que doit jouer la BCT dans l’économie tunisienne, l’académicien et enseignant universitaire analyse la situation tout en proposant des solutions à même de stabiliser l’environnement économique. Il s’agit, dit-il, de trouver un équilibre entre les besoins de relancer l’économie et la prudence qui risque de détériorer les fondamentaux économiques. Interview.
Avec le recul de l’inflation, en dessous du taux directeur, le taux d’intérêt réel est positif. Ne peut-on envisager une décrue des taux pour relancer l’activité économique et donc une politique monétaire accommodante?
La réduction du taux directeur soulève une problématique majeure : si elle peut offrir un levier de relance en dynamisant l’investissement et la consommation à court terme, elle n’en demeure pas moins porteuse de risques structurels susceptibles de compromettre la stabilité macroéconomique. En favorisant une accumulation excessive de dettes, une telle mesure pourrait non seulement fragiliser le système financier, mais également menacer la soutenabilité des équilibres budgétaires. Dans un contexte marqué par des fragilités persistantes, l’arbitrage entre soutien à l’économie et gestion prudente des déséquilibres devient d’autant plus délicat. D’un côté, le maintien d’un taux d’intérêt réel positif renchérit le coût du crédit, limitant l’accès aux financements indispensables à la modernisation et à la diversification du tissu économique.
Les entreprises, en particulier les PME, peinent à mobiliser des ressources à des conditions viables, ce qui freine les investissements productifs et, par conséquent, l’amélioration de la compétitivité et la création d’emplois. De l’autre, un assouplissement excessif de la politique monétaire n’est pas sans danger : il pourrait alimenter des déséquilibres financiers, exacerber la vulnérabilité des agents économiques et, dans un contexte de pressions inflationnistes persistantes, compromettre la trajectoire de désinflation récemment amorcée. Si l’inflation globale a reculé de 9,3% en 2023 à 7% en 2024, et que l’inflation sous-jacente s’est stabilisée à 5,5% en décembre 2024, la menace d’un rebond inflationniste reste une préoccupation centrale. Un assouplissement monétaire insuffisamment calibré pourrait raviver ces tensions et compromettre les progrès réalisés en matière de stabilisation des prix. Par ailleurs, bien que le déficit courant ait connu une amélioration, la résilience économique demeure fragile. La soutenabilité des équilibres extérieurs reste tributaire d’une gestion rigoureuse des anticipations et d’un cadre de gouvernance économique solide.
Dans ces conditions, toute inflexion de la politique monétaire en faveur d’un relâchement devrait impérativement s’accompagner de réformes structurelles visant à en atténuer les effets indésirables. La maîtrise des finances publiques constitue une priorité, notamment à travers une gestion plus efficiente des dépenses et une mobilisation accrue des ressources internes. Parallèlement, l’amélioration de l’environnement des affaires et l’optimisation des mécanismes de financement doivent être au cœur des priorités afin de garantir aux entreprises un accès plus fluide au crédit, sans pour autant exposer l’économie à des risques de surendettement. Une approche intégrée et cohérente s’impose donc pour concilier les impératifs de croissance avec la nécessité de préserver un cadre macroéconomique stable. Il s’agit de trouver un équilibre entre les besoins de relance économique et la prudence requise pour éviter une détérioration des fondamentaux financiers.
Avance de la BCT au Trésor plutôt que le recours aux bons du Trésor. N’y a-t-il pas risque d’inflation via la planche à billets ? Quels devraient être les garde-fous pour éviter le risque de dérapage ?
Le financement direct du Trésor par la Banque centrale de Tunisie (BCT) est une mesure exceptionnelle qui permet à l’État d’obtenir des liquidités sans passer par les marchés financiers traditionnels. Cette alternative peut être précieuse en période de crise budgétaire, mais elle comporte aussi des risques pour la stabilité économique et monétaire du pays. Contrairement aux émissions de bons du Trésor, qui imposent une mise en concurrence sur les marchés à des taux souvent élevés, le financement direct permet une injection rapide et sans intermédiaire de fonds dans le budget de l’État.
C’est une bouffée d’oxygène lorsque l’accès aux marchés financiers devient compliqué ou que les investisseurs exigent des rendements prohibitifs. Ce mécanisme peut ainsi répondre à des besoins urgents : assurer le remboursement de la dette, financer les dépenses sociales ou stabiliser l’économie face à un choc externe. Cependant, cette facilité monétaire a son revers. En injectant directement de l’argent dans l’économie, l’État risque de créer un déséquilibre si cette liquidité supplémentaire ne s’accompagne pas d’une augmentation de la production et de la demande. Autrement dit, plus d’argent en circulation sans une croissance équivalente peut alimenter une inflation incontrôlée.
Plusieurs pays ont déjà expérimenté cette dynamique, avec une altération de la confiance dans la monnaie nationale et une hausse généralisée des prix. Un recours excessif à ce levier pourrait compromettre les efforts de stabilisation et fragiliser davantage l’économie. Face à ces enjeux, un encadrement strict de ce mécanisme est indispensable. Premièrement, des plafonds quantitatifs devraient être fixés pour éviter toute surchauffe monétaire, par exemple en limitant ces financements à un pourcentage du PIB ou des recettes fiscales. Deuxièmement, chaque opération de financement direct devrait s’inscrire dans un plan de consolidation budgétaire crédible, garantissant une trajectoire soutenable pour les finances publiques. Troisièmement, un suivi rigoureux des impacts sur la masse monétaire et l’inflation permettrait d’anticiper d’éventuels dérapages et d’y remédier rapidement. Enfin, la transparence et la communication des autorités monétaires jouent un rôle clé. La BCT doit rassurer les marchés en expliquant clairement les modalités et les limites de cette politique. Car si le financement direct du Trésor peut être une solution ponctuelle en cas d’urgence, un usage excessif ou prolongé risquerait non seulement d’alimenter l’instabilité monétaire, mais aussi d’entamer la confiance des investisseurs et des citoyens dans la capacité de l’État à gérer ses finances.
Le secteur bancaire est quelque peu ébranlé : hausse d’impôt, financement à concurrence de 8% des bénéfices de TPE sans garantie et sans intérêts, réduction drastique des taux d’intérêt fixes sur les crédits à plus de 10 ans, un plus grand engagement en matière de RSE, voire politique… Ces mesures vont-elles impacter l’activité, les résultats et les capacités de développement des banques locales? Dit autrement, quels sont les enjeux pour les banques tunisiennes ?
Le système bancaire tunisien connaît une phase de transformation profonde, portée par des réformes visant à favoriser l’inclusion financière, en redirigeant une partie des ressources vers des segments de marché historiquement marginalisés et en réduisant les contraintes financières sur les petites entreprises et les particuliers. Cependant, ces mutations s’accompagnent de défis majeurs, contraignant les institutions financières à repenser leurs modèles économiques afin de concilier obligations réglementaires, rentabilité et préservation de la stabilité macroéconomique. L’une des mesures phares de cette réforme consiste à imposer aux banques l’affectation de 8% de leurs bénéfices au financement des petites entreprises ainsi qu’au secteur social et solidaire. Cette disposition vise à corriger une asymétrie structurelle en facilitant l’accès au crédit pour des acteurs souvent exclus des circuits bancaires traditionnels en raison d’un profil de risque jugé trop élevé. Si cette orientation traduit une volonté politique affirmée de soutenir l’entrepreneuriat et l’économie sociale et solidaire, elle soulève néanmoins des interrogations quant à la continuité des activités de financement. En effet, cela implique non seulement une révision des stratégies d’octroi de crédit, mais aussi une réflexion sur la mise en place de garanties adaptées aux financements sur l’honneur, excluant les garanties hypothécaires.
En parallèle, le cadre réglementaire relatif aux taux d’intérêt fixes et aux commissions bancaires a été renforcé, suscitant des préoccupations quant à ses répercussions sur l’offre de financement. Avec cette nouvelle limitation, les banques pourraient ajuster leur offre en réduisant la durée des prêts à moins de 15 ans, ce qui restreindrait les capacités de financement, en particulier pour l’acquisition immobilière. Un tel durcissement des conditions de crédit risquerait d’affaiblir davantage la demande sur le marché immobilier, déjà fragilisé par une conjoncture économique incertaine et une accessibilité au crédit de plus en plus contrainte. Au-delà des contraintes réglementaires, le secteur bancaire fait également face à une pression sociale croissante. La perception selon laquelle les banques servent principalement les grandes entreprises et les segments les plus solvables au détriment des petites structures et des particuliers aux revenus modestes incite à une réflexion sur leur rôle dans l’économie nationale. Cette situation exige une réorientation stratégique marquée par une plus grande transparence dans les pratiques de financement, une meilleure accessibilité des services bancaires et une implication accrue dans des projets à fort impact économique et social. Dans ce cadre, l’adoption de principes de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) devient un axe clé de transformation, permettant aux banques de renforcer leur ancrage dans l’économie réelle et d’améliorer leur relation avec leurs clients.
Si le paysage bancaire tunisien reste structuré autour d’un nombre limité d’institutions, une évolution progressive de l’écosystème de financement se profile, notamment avec l’introduction de nouvelles réglementations sur les chèques et la modernisation des infrastructures de paiement. Ces changements ouvrent la voie à une diversification potentielle des canaux de financement, favorisant l’émergence de nouveaux acteurs tels que les institutions de mésofinance, les plateformes de financement participatif et les fintechs. Toutefois, ces initiatives en sont encore à leurs prémices et leur développement dépendra largement de la capacité des régulateurs à créer un cadre favorable à l’innovation tout en assurant la stabilité du système financier. À terme, une ouverture progressive du marché et une meilleure complémentarité entre les différents acteurs financiers pourraient constituer un levier essentiel pour renforcer l’efficacité du financement de l’économie tunisienne et offrir avantage d’options aux entreprises et aux particuliers.
Pour découvrir la suite de cette interview , rendez-vous dans le numéro 915 de L’Economiste Maghrébin, en kiosque du 12 au 26 mars 2025.