« Il est temps de donner à la Tunisie son vrai nom d’Ifriqiya », a déclaré un ministre de la République à l’ouverture du 16e Forum de L’Economiste Maghrébin, dédié cette année à la coopération avec l’Afrique. Si on comprend bien les propos du ministre, en récupérant son nom Ifriqiya, la Tunisie annexerait du coup tout le continent, conférerait à sa coopération avec l’Afrique une légitimité à la fois historique et géographique, la ramenant, par une analogie de circonstance, à sa vocation africaine et en ferait du coup le pays le mieux placé pour incarner cette présence maghrébine sur le continent noir. Par l’intempestif de sa déclaration, le ministre ne fait qu’enrichir, à sa manière, le bréviaire des idées reçues qui veut que le nom de continent africain trouve son origine dans l’Ifrîqiya. Or, l’Ifrîqiya ne se confond pas avec l’Afrique, ni historiquement ni géographiquement.
Le terme Ifrîqiya est incontestablement emprunté au latin Africa. Ses autres formes, dérivées du radical Afer (pl. Afri), sont attestées dans les sources latines, bien avant la chute de Carthage. Scipion l’Ancien avait reçu, après sa victoire sur Hannibal à Zama, le surnom d’Africanus. Le territoire annexé par Rome fut appelé Provincia Africa ou simplement Africa : pays des Afris, terme appliqué aux indigènes vivant sur le territoire de Carthage et qui a fini par englober ces derniers. L’ancienne Ifrîqîya comprenait essentiellement l’ancienne Proconsulaire et la Byzacène qui correspond à l’actuelle Tunisie, en constituait en quelque sorte le noyau, auxquelles s’ajoutaient La Tripolitaine et la Numidie des Aurès. Quel fut maintenant pour les Arabes conquérants le sens du terme Africa ? Plusieurs explications, allant des étymologies mythiques aux étymologies philologiques, ont été échafaudées. Certains chroniqueurs adoptèrent un système d’explication, en ayant recours à un ancêtre légendaire nommé Ifrîqîsh ou Ifrîqîs, un héros purement arabe, qui aurait donné son nom aux Ifrîqiyens et à leur pays. Pour d’autres, Ifrîqiya viendrait d’ifrîqîs, un puissant roi du Yémen, contemporain de Salomon qui aurait conquis le Maghrib. Parmi les autres tentatives, étymologiques cette fois, celle qui proposait une dérivation à partir de la racine arabe frq (séparer). Ifrîqiya serait alors celle qui « sépare » l’Egypte du Maghrib (farrakat bayna Misr wa-l-Maghrib). Pour Léon l’Africain, c’est plutôt parce qu’elle est séparée de l’Europe et d’une partie de l’Asie par la Méditerranée. Les limites de cette région se confondaient, de façon générale, avec les pays allant de Tripoli à Tanger et pour tous les auteurs englobaient en gros tout le Maghrib considéré comme une région géographiquement distincte. A ce concept géographique se superposait un concept administratif et l’Ifrîqîya tendait à la confondre avec le territoire gouverné au Moyen-âge tour à tour à partir de Kairouan, de Mahdia, ou de Tunis ; territoires qui enflaient ou rétrécissaient selon les vicissitudes de l’histoire. Enfin, de nos jours, l’usage qui a tendance à prévaloir est d’écrire Ifrîqîyâ, pour désigner le continent africain ; et Ifrîqiya lorsqu’on parle du territoire médiéval arabo-musulman qui portait ce nom.
Ainsi, de l’Afrique noire il n’en fut jamais question. C’est plutôt par bilâd al’sûdân (pays des Noirs) que les Arabes se référaient à l’Afrique subsaharienne. Une tradition universitaire persistante continue d’ailleurs de séparer les rives septentrionales des rives méridionales du Sahara, à travers les expressions d’Afrique subsaharienne ou d’Afrique noire, par opposition à l’Afrique du Nord peuplée principalement par les Arabes et les Berbères à la peau blanche. Cependant, le Sahara, cette barrière désertique qui était loin de constituer une mer de sable infranchissable, a toujours joué un rôle d’intermédiaire entre l’Afrique du Nord et l’Afrique noire, parcourue par une multitude de caravanes qui se livraient à des négoces variés. Les commerçants apportaient, en provenance du Nord, des objets manufacturés (tissus, soieries, bimbeloterie, sucre, armes, tabac du Touât, parfums, etc.), tandis qu’ils y ramenaient des plumes et des dépouilles d’autruches, des peaux tannées, de la poudre d’or, de l’ivoire, des couvertures en coton, des médicaments relevant de la pharmacopée africaine et des esclaves. Avant même l’époque romaine, des routes de chars traversaient le Sahara de long en large, faisant émerger une série d’empires qui devaient leur puissance au commerce transsaharien et plus particulièrement à l’or rapporté au Maghreb par des commerçants nord-africains. Des villes très anciennes comme Tombouctou et Djenné bénéficièrent de l’essor de ces échanges et devinrent de véritables ports des caravanes sahariennes. Les richesses de l’Afrique noire ont aussi profité aux célèbres empires médiévaux des Almoravides et mêmes des Almohades. Des siècles durant, l’Islam est le seul à faire circuler l’or du Soudan et les esclaves noirs, en transit vers la Méditerranée, profitant des routes qui traversaient ce corps désertique, en occupant une position dominante dans les échanges qu’on appellerait volontiers aujourd’hui sud-sud. Mais les grands courants d’échanges à travers le Sahara périclitèrent avec son morcellement politique et administratif. La colonisation entraîna le déclin des liens entre l’Afrique noire et le monde arabe de manière durable mais non leur disparition. L’économie du continent, toujours très en retard, livre encore des produits minéraux ou alimentaires non transformés et achète des produits industriels.
L’Afrique noire, espace constamment en proie à une grave instabilité politique, parcouru par des bandes incontrôlées, est perçue comme une région à problèmes. De plus, ses espaces étendus nécessitent des déplacements longs dans un contexte environnemental hostile. Elle demeure pourtant la partie du monde où les ressources naturelles, énergétiques, minérales et agricoles sont les plus sous-exploitées et dans lesquelles il y a jusqu’à présent le moins d’investissements. Les possibilités de développement et d’investissement restant faibles et leur progrès lents, l’Afrique est tombée comme d’autres régions dans une politique de crédits qui ouvre la porte à la dépendance immédiate : hier vis-à-vis des puissances coloniales, aujourd’hui des institutions financières internationales.
L’histoire est un éternel recommencement. Aujourd’hui, ni le sable ni les frontières n’arrêtent les grands flux marchands, surtout informels, qui relient actuellement le Sahel au Sud maghrébin, voire le golfe de Guinée à la mer Méditerranée, perpétuant ainsi les mouvements d’échanges transsahariens précoloniaux. Des hommes d’affaires aguerris conscients des atouts considérables que leur offre cette région, partent à la conquête de l’Afrique, tentent d’y prendre pied sans autre appui que leur détermination à réussir, là où les Etats se sont montrés hésitants, décevants et absents. Ils sont devenus les agents d’intermédiation, n’hésitent plus à affronter la rigueur d’un climat rude et d’un milieu physique inhospitalier sur le modèle des commerçants maures, arabes, toubous ainsi que les caravaniers Touaregs qui parcourent à longueur d’année le désert juchés sur leurs chameaux. En cela ils ne font que repenser le modèle économique, que développer les marchés inexplorés, qu’encourager l’intégration africaine en matière de commerce, d’investissement, de finance, de technologie, de partage des expériences de développement et d’acquisition de capacités et définissent un nouveau modèle de développement plus adapté à la nouvelle réalité et à leurs besoins. Ils ressuscitent, à leur façon, les anciennes routes entre l’Afrique noire et l’Afrique du Nord, entre le bilâd al Soudân et l’Ifrîqya.