C’est bien-là une étrange ambiance qui règne depuis quelque temps dans le pays. Le vaste mouvement d’indignation qui enflammait l’opinion publique au début de la vague d’attentats n’est plus. La violence semble n’exciter que les médias. Ailleurs, on en parle comme d’une météo erratique ou des victimes d’une agression d’abeilles. Passés les premiers moments de choc, au cours desquels on s’indigne, on tempête, on vocifère, la vie quotidienne reprend aussitôt son cours normal. Une temporalité mythique sert à la fois de dérivatif et de référence selon laquelle la même violence est là depuis toujours, vouée à se reproduire sans fin et que ce qui est arrivé arrive partout. Car les sujets de préoccupation des Tunisiens sont ailleurs : le chômage, les difficultés de la vie, la hausse annoncée des tarifs des transports publics, de l’eau, du carburant et de l’électricité et les ponctions qui seront opérées prochainement sur les salaires. Rivés à leurs habitudes et résignés, repoussant a priori tout alarmisme, la violence armée est devenue pour eux une habitude, une indifférence acquise par la résurgence des attentats à intervalles quasi réguliers. Il suffit pour cela de comparer l’émoi qui a saisi les Tunisiens à l’annonce de la première attaque meurtrière qui a coûté la vie à l’adjudant de la garde nationale le 10 décembre 2012 à Bou Chebka, ou celui perpétré contre les huit militaires en juillet 2013 et bien d’autres encore, avec les répercussions, toutes relatives, qui affectent désormais les consciences à l’annonce d’une nouvelle agression. Quant aux combats, aux opérations de ratissage et aux bombardements menés inlassablement par l’armée contre les terroristes du Mont Chaâmbi, ils ne sont plus qu’une guerre lointaine qui concerne exclusivement les combattants sur le terrain. Pour ce qui est des trois présidents, ils se contentent pour le moment d’inaugurer les chrysanthèmes, en portant ostensiblement les cercueils des victimes, se recueillir devant leurs dépouilles en laissant voir quelques signes d’affliction ou bien, car cela ne coûte rien, à décréter un, deux ou trois jours de deuil national, selon le cas.
Au-delà de la réaction des officiels, partis politiques et société civile montent à leur tour au créneau. Chaque agression donne lieu à l’éternel chapelet de déclarations, commentaires, interprétations et protestations. On s’empresse de dénoncer le « lâche attentat » et on condamne fermement les assassins en leur garantissant qu’ils payeront pour leurs crimes tôt ou tard. Les terroristes sont alors dépeints comme des malades mentaux aux pulsions primitives, des fanatiques, des monstres pourtant issus d’un peuple tolérant et pacifique, des sauvages fourvoyés dans des actes contraires aux enseignements de l’Islam. Il y a parmi ces indignés ceux qui associent sans nuance islamisme et terrorisme, tiennent ces opérations pour des signes avant-coureurs d’événements plus graves, expriment leurs craintes de l’avenir peu gai que les terroristes réservent à la société, estiment que les arrestations ne mettront pas un terme aux attentats, tant que ces groupements ne sont pas entièrement démantelés, exhortent les autorités à agir avec plus de fermeté et dénoncent l’indulgence de la justice devenue inopérante par sa complaisance envers des groupuscules qui, à maintes reprises, ont osé défier l’Etat. Il y a enfin ceux qui accusent ouvertement le précédent gouvernement d’avoir donné de dangereux encouragements aux groupes extrémistes et appellent avec force à la nécessité d’adopter des méthodes plus adaptées à la lutte contre le terrorisme et des stratégies plus efficaces. Certains commentateurs, prenant du recul et de la hauteur par rapport au discours de sens commun, identifient autrement le phénomène : ils estiment que les individus ne sont plus contraints par l’enseignement religieux ou le patriotisme, ni protégés socialement. Ils cherchent alors à fuir une société qu’ils estiment sans cohésion morale, succombent à l’attrait des idées radicales et aspirent au même désir de détruire la société. Dans ce contexte, les actions perpétrées au nom d’un idéalisme religieux ne sont que des actes d’autodestruction. Le goût du renoncement est suffisamment fort pour rendre parfaitement banal l’immolation de soi-même ou l’homicide, le suicide ou le meurtre, parfois les deux à la fois.
Au lendemain des élections, deux légitimités s’étaient affrontées sur le sujet des violences salafistes. L’une est représentée par les partisans de l’ordre de l’Etat qui rejettent toute forme de dialogue avec des fanatiques dénoncés comme ennemis de la liberté, alliés du terrorisme, partisans de l’idéologie du takfir, qui ne reconnaissent aucune autorité à l’Etat ni aux partis politiques. Un tel discours devenait cependant bien embarrassant dès qu’il s’agit des moyens à mettre en œuvre, car faisant craindre à certains de passer pour les adeptes du tout répressif longuement dénoncé sous Ben Ali. D’où ce tiraillement entre le respect des principes des droits de l’individu et leur désir de vengeance par l’application de l’antique loi du Talion. L’autre légitimité est prônée par les islamistes au pouvoir qui avaient toujours admis la violence comme faisant partie de l’action politique, ainsi que l’idée qu’on peut s’affranchir de la loi, agresser et tuer au nom de l’Islam. Salafistes, milices du parti et ligues de protection de la révolution n’ont-ils pas grandi à l’ombre du gouvernement de la Troïka? Par opportunisme politique plus que par conviction sincère, les islamistes avaient continué un certain temps à soutenir tout le mérite du dialogue, allant jusqu’à convenir que les outrances perpétrées par les salafistes relèvent de l’exercice normal du droit à la liberté d’expression, répétaient à l’envi qu’un certain degré de compréhension et d’acceptation est nécessaire pour dialoguer avec ces personnes, au lieu de les rejeter et de les condamner, que les terroristes ne sont pas d’une espèce radicalement différente de nous ni irrécupérables. Dans cette ambiance de franche tolérance, la violence a pris de plus de plus de vigueur et les terroristes de plus en plus d’audace. Il n’est plus alors question de harceler, mais de renverser l’Etat en s’organisant pour frapper à des moments et des objectifs précis. Une violence meurtrière s’est ainsi propagée aux quatre coins du pays, de plus en plus ressentie comme légitime aux yeux de ses auteurs qui se considèrent les défenseurs de l’ordre divin contre ceux qui ne défendent qu’un ordre terrestre. Leur violence se trouvait du coup normalisée, instituée comme l’expression d’une volonté politique. Les auteurs de ce type de violences se sont progressivement installés parmi nous et les attentats sont devenus autant de repères chronologiques qui dispensent d’établir les responsabilités de ceux qui ont tout fait pour les rendre possibles. La généralisation de la violence entraîne ainsi une banalisation de celle-ci, une désensibilisation et une incapacité de fait à nommer, donner un sens ou appréhender ce qui se présente comme une situation de fait. Ainsi la terreur islamiste, en tant que stratégie politique, semble finalement faire bon ménage avec la transition démocratique et traduit sa banalisation. Car elle tire désormais profit de la désorganisation sociale, du dysfonctionnement des institutions, de l’absence d’une mobilisation citoyenne, de l’affaiblissement de l’autorité du gouvernement, de la manipulation de l’opinion publique et de l’irresponsabilité que l’on observe partout au sein de la gent politique et médiatique. Des alliés inespérés sur lesquels le terrorisme pourra toujours compter pour agir et mieux s’organiser.