D’abord les faits. Un homme politique, plusieurs fois ministre, puis Premier ministre, aujourd’hui fondateur et président incontesté d’un grand parti, lequel s’est progressivement imposé sur la scène politique comme une sérieuse alternative au régime islamiste. Comme il arrive souvent, le pouvoir du président du parti, Béji Caïd Essebsi, se renforce pour faire face à des tâches multipliées. Il ressent impérieusement le besoin d’un « aide ». Cet aide il le cherche naturellement parmi ses proches. Les membres du parti sont trop soucieux de conserver leur appui en cas de vacance de la présidence, pour fournir au dirigeant ce fidèle dont la nécessité s’impose à lui. Selon les conceptions du temps, seuls les liens du sang garantissent un dévouement à toute épreuve et sans arrière-pensée et conjure en même temps un climat propice aux ambitions et aux intrigues. Quoi de mieux et de plus naturel qu’un fils, que son fils, Hafedh. Bien qu’il soit une pâle copie du père : terne, on le dit dépourvu de tout ce qui fait d’un homme un politicien chevronné : ni exercice actuel ou passé de militance politique, ni une forte personnalité, ni vivacité et énergie. Il n’a jamais réfléchi à la marche de la société, n’a jamais cherché des solutions aux problèmes qui se posent à elle. Comme son parti, sa vision dans ce domaine est floue, son programme désarticulé. Il faut pour ce métier être dur sur le fond, souple dans la forme et le regard droit qui vous perce derrière une paire de lunettes à monture dorée.
Aux yeux de ses nombreux détracteurs, Hafedh Caïd Essebsi était plus familiarisé avec les questions d’industrie des matières plastiques, de chiffres d’affaires et de rentabilité qu’avec les subtilités et la complexité du jeu politique. Bref, il n’aurait pour seul mérite que son statut de fils d’un papa qui voit en lui son héritier spirituel et pourquoi pas un jour son continuateur. Mais le fils ne se contentera pas de rester éternellement dans l’ombre d’un chef, fût-il son père, tel un intendant s’occupant de généralités, veillant à l’occasion sur la santé d’un paternel âgé, se limitant à observer sans broncher grandir les rivalités ou les connivences entre les caciques du parti et les militants, entre les bailleurs de fonds, les fédérations et l’autorité centrale.
De toutes parts : sa famille, ses amis et ses alliés, tous le pressent de prendre le manteau de l’héritier sinon du successeur. Tous lui rappellent qu’il ne peut servir éternellement de soutien filial, qu’il doit occuper une fonction plus importante, se faire connaître et percer. On le somme de cesser de se complaire dans le rôle d’un éternel second, mais demander plus, foncer sans réfléchir, se tailler un nom dans la direction du parti. Bref, rejoindre l’état-major. Voilà donc le papa qui se retrouve appelé à trancher entre ses sentiments paternels, les pressions familiales, très fortes chez lui, et la notoire insuffisance du fils. Tout compte fait, se dit-il, il devrait cesser de le cantonner indéfiniment dans un rôle aussi limité. Après tout, le parti lui appartient tout comme les mesures qui s’imposent avec. Il fait ce qui lui plaît et ce qui lui plut alors c’était, contre toute attente, de le nommer, pour un début, coordinateur général des structures de Nidaa Tounes. En l’appelant aux affaires, il s’adjoint le plus fidèle en lui conférant une véritable fonction tout en institutionnalisant sa charge au sein du parti. Ainsi, au rôle de conseil, s’ajoute le pouvoir pour le fils de prendre lui-même une foule de décisions dans tous les domaines où le papa l’habilite à le faire. Cet acte a pour objet moins de justifier vis-à-vis des membres du parti de la qualité de coordinateur, qui doit être cru sur sa parole lorsqu’il leur affirme être autorisé à agir, que de le doter d’une sorte de charte qui le couvre vis-à-vis des plus anciens et des plus hauts dignitaires du parti.
A cette annonce, les réactions fusent de partout. Certains des plus proches soutiens de Béji Caïd Essebsi restent interdits devant une promotion spéciale et inattendue qui n’a rien à voir avec les compétences de son rejeton. Des chapeaux à plumes du parti croyaient vivre un cauchemar en voyant le favoritisme qu’ils croyaient l’apanage des régimes autoritaires, refleurir au sein d’un parti qui se targue d’adopter une nouvelle gouvernance, d’imposer de nouvelles valeurs démocratiques basées sur la compétence et le savoir. En somme tout le contraire des modes de gouvernements dynastiques. Outrés, ils rejettent tous, publiquement ou en petit comité, ce népotisme «sauvage», sans frein ni mesure, au moyen duquel le papa n’a pas craint de promouvoir Hafedh à même le parti, à l’instar des souverains du Moyen-Age qui taillaient pour leurs fils ou neveux, des fiefs à même l’État.
Passant outre les résistances des hiérarchies établies, la réaction de Caïd Essebsi fut publique, nette et sans appel. Son fils n’est nullement son héritier, il est là pour sa compétence. Mieux. En réglementant ses fonctions, en définissant son rôle au sein du parti, le papa justement veut briser l’essor illimité du népotisme et valoriser la seule compétence. Il leur rappelle que cette garde rapprochée dont on qualifie ironiquement le fils, n’est nullement incompatible avec son ambition de participer à la vie du parti, de réfléchir, discuter, exprimer ses points de vue. Enfin, il n’était pas question pour lui de revenir sur sa décision. L’affaire fut donc conclue et les membres du parti s’en accommodèrent tant bien que mal.
Le fils semble voué désormais à une belle carrière, bien qu’il lui restât à connaître encore bien des péripéties. La composition des têtes de liste pour les prochaines élections législatives est une occasion inespérée qui s’offre à lui pour s’affirmer comme acteur important de la politique : aller, en cas de victoire, se frotter aux lieux où se font les lois. L’objet est désormais fixé, et le formulaire élaboré pour l’essentiel : Hafedh Caïd Essebsi est désigné tête de liste de Tunis 1 ! Encore une ambition à satisfaire pour le fils, mais une autre épreuve pour le père et une nouvelle pomme de discorde au sein du parti. Une fois encore, la décision du Patriarche nous donne le spectacle affligeant de ce qui est la normalité en politique. Voilà donc un fiston débarqué en politique, bombardé candidat par l’unique grâce du papa président de parti et investi de la tâche particulièrement conséquente de représenter Nidaa Tounes aux législatives. Les futurs débats au sein de Nidaa Tounes risquent à cet égard d’être sanglants. Car une telle promotion, largement controversée, est dénoncée publiquement par le favori des instances dirigeantes du parti lui-même, qui fut dessaisi de sa victoire sur ordre du père-président. Ce phénomène de népotisme va directement à l’encontre de ce qu’est par définition la démocratie, suscite une frustration légitime des militants de voir que le pouvoir est encore une fois en bonne partie approprié par une petite caste héréditaire. La plupart d’entre eux ne feront pas de remue-ménage, se plieront sans renâcler à la discipline du parti, mais cela n’empêchera pas les autres, tous ceux qui comptaient voter Nidaa Tounes, faute de mieux, pour contrer Ennahdha, de découvrir que si Béji Caïd Essebsi se permet aujourd’hui, par népotisme, de toucher au fonctionnement des plus hautes instances de son parti, qui dit qu’il ne touchera pas demain à l’essence même du gouvernement si par malheur il est élu président de la République.