Semaine du 04 septembre 2014.
La semaine s’est achevée sur une coupure générale de l’électricité à l’échelle du pays tout entier. Il est évident que, confrontés à un tel black-out, le public s’est mis à imaginer le pire. Non pas que le réseau électrique serait arrivé à la limite de ses capacités, ou que les agents de la Steg, qui menaçaient depuis longtemps d’entreprendre une grève, auraient finalement mis leurs menaces à exécution, ou que la foudre s’est tout simplement abattue sur une centrale électrique. Devant un incident de cette envergure, les Tunisiens avaient préféré privilégier la piste de l’attentat terroriste. Quant aux jeunes désœuvrés de certains quartiers populaires, constamment en embuscade, ils voyaient arriver là le moment tant espéré, l’instant magique où la ville serait plongée dans le noir absolu pour aller faire leurs emplettes et dévaliser les magasins, particulièrement ceux d’équipements électroniques. Comme toujours, dans pareils cas, les responsables étaient introuvables et injoignables. Fort heureusement, le courant électrique fut rétabli juste à temps pour nous éviter les pires cauchemars, mais les raisons de cette coupure subite restent, pour l’heure, confuses. Pour apaiser les esprits et mettre un terme à tous les soupçons, nous sommes revenus à la bonne vieille règle : constituer une commission d’enquête chargée de faire toute la vérité sur les circonstances de cet incident. Sauf que, de ce côté, il est inutile d’espérer grand-chose car tout le monde sait que lorsqu’on veut cacher au public la vérité, ou enterrer un problème, on nomme une commission.
Sur le plan de l’action gouvernementale, les surprises ne manquent pas. Mme Karboul, toujours aux prises avec ses divagations, nous rappelle qu’on n’a toujours pas de touristes, mais qu’en revanche, nous avons plein d’idées. La première se résume dans ce nouveau slogan dynamique et mobilisateur : « S’unir pour réussir ». Tout un programme ! Autre mirage tout aussi évocateur : l’e-tourisme, un concept abscons pour décrire le changement technologique radical auquel il faut se préparer, car il n’épargnera pas l’activité touristique. Enfin, à défaut de réussir à gérer le présent, la ministre préfère préparer énergiquement l’avenir pour qu’il ne soit pas une simple répétition du passé. « Stoppez les paroles et passer au doing », dit-elle, dans le docte charabia des technocrates branchés. Mais ne vous laissez surtout pas impressionner par cet anglicisme, en français cela signifie simplement : « le faire au lieu d’en parler ».
Le deuxième moment fort de la semaine n’est pas passé inaperçu et apporte sa pierre à l’édifice du modèle standard que représente désormais ce gouvernement d’experts en tous genres. Dans notre quête incessante et inlassable d’argent frais, certains Etats, j’ignore par quelle négligence, ont été délibérément omis. Ainsi, par une sorte d’atavisme politique, une survivance de l’époque de la guerre froide où le neutralisme était impossible et où il fallait obligatoirement choisir son camp, on avait oublié tout bêtement de mettre à contribution la Russie ! On avait bien sollicité les monarchies pétrolières, les Etats-Unis, l’Europe, sans succès notable. L’Occident, confronté aujourd’hui à une profonde crise identitaire et morale, économiquement empêtré dans des difficultés budgétaires énormes, sans parler de ses réglementations environnementales de plus en plus sévères et des normes imposées par ses investisseurs, n’est plus qu’un partenaire parmi d’autres, désormais rétif à nous soutenir de façon plus substantielle. Ajoutons à cela l’hostilité d’une certaine frange de la classe politique, toujours opposée au rôle du FMI, de la Banque mondiale et de tous les autres dispositifs considérés comme impérialistes et néfastes. Il nous fallait par conséquent étendre notre recherche dans un rayon plus large.
Maintenant c’est chose faite. J’ai dépêché le ministre des Affaires étrangères, un administrateur dans l’âme. Je constate aujourd’hui que j’ai été bien inspiré de l’envoyer faire la quête et recueillir quelques aides en dehors de nos alliances classiques. L’intérêt de la politique étrangère aujourd’hui est qu’on a plus à ménager les susceptibilités des deux superpuissances, nous achetons, vendons et empruntant chez qui nous voulons, sans la moindre ambiguïté, sans craindre une quelconque mesure de rétorsion. La politique de l’ex-URSS a profondément changé depuis la chute des communismes. Ce formidable pays ne cesse en effet d’étendre son influence au fur et à mesure du retrait US. Cependant, Moscou hésite encore à saisir toutes les opportunités qui s’offrent à lui. D’abord parce que le Maghreb n’est pas sa priorité, ensuite parce qu’il n’y a pas de projet consensuel des élites russes pour cette région.
La Russie a donc fini par allouer à la Tunisie un prêt de 500 millions de dollars à des conditions favorables, en plus de quelques babioles en matière de commerce et de tourisme. Cela étant, et sans que je puisse en prendre le moindre ombrage, j’estime que la presse tunisienne a démesurément amplifié le rôle joué par M. Hamdi dans un dossier préparé et négocié de longue date. On a parlé à son endroit de diplomatie agressive, comme si les Russes étaient des interlocuteurs vulnérables en raison d’une infirmité mentale ou de leur crédulité. On a aussi qualifié sa visite de conquête, comme s’il avait incité les Russes à prendre une décision qu’ils n’auraient pas prise en d’autres circonstances. On a même salué son habilité à amadouer le redoutable Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères ! La métaphore du couple politique est à la fois bien évidente et trompeuse dans la photo souvenir, reproduite ad infinitum : deux ministres se tenant par la main, paume contre paume tel un couple d’inséparables, un duo complice prêts à partager les projets, les espoirs et les rêves. Quelle belle image d’engagements et de services mutuels fondés sur la confiance. « Je soutiens la Tunisie sur tous les plans. Au-delà de nos différences », semble dire le ministre russe. Quant au ministre tunisien, il affiche un bonheur sans bornes, jubile presque, comme s’il avait annexé une partie de la Russie. Le voilà devenu tout d’un coup un Talleyrand, un diplomate talentueux et intelligent, qui connaît intimement ses dossiers, prend une part active et parfois décisive dans la vie politique de son temps. Le voilà au somment d’une carrière qui peinait jusque-là à décoller. Le voilà côtoyant les grands de ce monde, avec en poche la promesse de 500 millions de dollars de crédit qui donneront un peu d’air à un pays en situation de défaut de paiement. Et l’image est d’autant plus grandiose, que la Russie n’est pas un donateur habituel. Je crains cependant, qu’à l’exemple de Mme Karboul, M. Hamdi, grisé par son succès et les commentaires laudateurs qui vont avec, ne se mette à son tour à cultiver son propre univers de rêves et à envoyer des selfies à son public de fans.