Semaine du 12 septembre.
Pendant toute la semaine écoulée, l’activité de mon gouvernement était orientée presque exclusivement sur le thème de l’ investissement, comme si les investisseurs étrangers jouaient des coudes et se pressaient aux portes du pays. Tous s’en mêlaient : ministres, partenaires sociaux, institutions internationales et entreprises privées. Tout ce fracas est évidemment repris par les mélopées des organes de presse complaisants aux anges. Le pays fut à cette occasion baptisé « jeune pousse de la démocratie », plus prosaïquement « start-up » politique, dynamique et innovante qui devrait forcer le respect. A la place que j’occupe, je devrais normalement me réjouir, me montrer motivé, faire mine d’y croire, déclarer haut et fort que favoriser les investissements internationaux est un enjeu décisif de la bataille pour l’emploi et la compétitivité. Mais, sincèrement, au fond de moi-même, j’ai cessé d’adhérer à cet engouement, aujourd’hui quasi planétaire, qu’affichent les organisateurs de forums, de rencontres, de conférences et autres causeries, dont les propos, si souvent remâchés dans de telles occasions, semblent relever de la fiction. Certains partenaires sociaux poussent l’outrecuidance jusqu’à exiger que les futurs investissements, encore imaginaires, ne doivent pas signifier la mise en tutelle du pays, ni porter atteinte à sa souveraineté, mais respecter avant tout les droits socioéconomiques et les intérêts des salariés. D’autres, plus dignes, se contentent de parler du vague intérêt qu’auraient manifesté certains investisseurs, notamment ceux du Golfe. L’enthousiasme immodéré que provoque ce genre de manifestations a fait que les intervenants avaient tous fini par croire en leurs propres mensonges.
Le fait que la Tunisie ne réponde presque plus aux attentes des investisseurs étrangers n’est pas une idée reçue. Il suffit de compter le nombre d’entreprises étrangères, autant que tunisiennes d’ailleurs, qui ont dû quitter le pays pour aller s’établir ailleurs. On a parlé à cette époque de désinvestissement et de délocalisation. La Tunisie compte encore un nombre élevé de jours de grève par an autant dans le secteur public que privé, sans parler de la notoire nonchalance de ses travailleurs, ouvriers et cadres confondus, en matière de productivité horaire. Je me demande d’ailleurs, et en cela le parallèle avec le tourisme est fort éloquent, ce que ce pays a encore de performant, ce qu’il peut encore proposer en termes de talents reconnus, d’infrastructures de transport et de communication de qualité, sans parler des préoccupations sécuritaires que suscite chez tout investisseur la situation au Levant et au Maghreb : chaos en Libye, barbarie en Irak et en Syrie et menaces directes aux confins de la Tunisie et de l’Algérie. Notre attractivité se rétracte chaque jour davantage de même que notre image se dégrade à chaque instant, notamment auprès des entreprises étrangères qui sont aujourd’hui les dernières à souhaiter s’implanter en Tunisie, malgré tout ce qu’on leur promet comme conditions avantageuses. Nombre d’entreprises tunisiennes pâtissent à leur tour d’une mauvaise réputation parfois bien méritée, préoccupées qu’elles sont par le gain facile et le profit immédiat, au détriment de l’environnement, du bien-être de leurs salariés et de la santé des consommateurs. Des entreprises qui, pour faire écho à François Perroux, préfèrent « l’enrichissement à la vie, l’accroissement des moyens et des choses à l’épanouissement des hommes concrets ».
Quant au gouvernement, il a attendu la fin de son mandat pour adresser un appel pressant aux représentants d’un pouvoir moribond, pour qu’ils accélèrent le rythme de validation des nouvelles lois relatives à l’ investissement ! Malgré toute cette agitation, l’Etat tunisien, tout en mettant à contribution ses institutions de promotion de l’ investissement, ainsi que sa toute fraîche diplomatie économique, est plus que jamais impuissant à accompagner les entreprises internationales, les soutenir et leur faire surmonter tous les écueils allant de la conception d’un projet jusqu’à sa réalisation. Car les décisions en matière d’ investissements sont prises en tenant compte d’un nombre incalculable de variables susceptibles d’affecter la rentabilité des capitaux disponibles ou empruntés. Il y a pour commencer les informations et les études nécessaires engagées pour savoir s’il est judicieux d’investir ou non. Il y a ensuite la disponibilité des infrastructures, la paix sociale, la sécurité, le marché et les coûts. Il y a enfin le facteur temps. La Tunisie a un besoin pressant pour agir contre les rebelles en rupture de ban avec l’ordre établi, l’intégration sociale des élèves en déperdition scolaire et l’emploi des milliers des diplômés du supérieur. Sauf, qu’entre l’émergence chez un possesseur de capital de l’opportunité d’investir, la prise de décision définitive, la conception du projet, l’implantation et l’entrée en fonction d’une unité de production de biens ou de services, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts.
Dans cette kermesse, de prestigieux invités n’ont pas manqué, à défaut de liquidités, de nous gaver de belles paroles, osant même nous rappeler quelques vérités élémentaires et archi-connues : que l’ investissement étranger a horreur du risque et de l’imprévisible qu’il fuit comme la peste, qu’il faut rétablir la confiance des bailleurs de fonds qui réclament un programme de réformes économiques et structurelles, telles que le redressement des entreprises publiques et la lutte contre l’économie informelle, sans oublier les moyens à mettre en œuvre pour réduire le nombre des grèves régulières qui accentuent la crise politique. Enfin, que serait ce développement des moyens matériels s’il n’allait de pair avec celui des moyens humains ? Propos frustes, semble-t-il, car limités à la considération du nombre. Mais aujourd’hui la technologie de plus en plus diversifiée ainsi que les problèmes d’organisation sont sans commune mesure avec le passé, lorsque nos gouvernants misaient sur le « capital » humain. L’homme est de plus en plus un capital au service des techniques productives dont la valeur se mesure à la compétence de l’individu, à son sens de l’organisation, caractère, goût et aptitude à l’initiative.
Je ne terminerai pas cette page du journal sans évoquer les futures échéances. Autrement dit l’arrivée prochaine sur le marché de la conduite des affaires de l’Etat d’un personnel politique souvent indigent et sans envergure. Aujourd’hui, chaque candidat fait sa tambouille dans son coin, chacun se sent bien armé pour affronter ses rivaux, chacun affirme détenir la vérité, prétend incarner une alternative, personnifier une certaine forme de vertu, d’équilibre et de modération, ou convie ses partenaires à un rassemblement qui ne génère en fin de compte que de nouveaux clivages et de nouvelles dissensions. Tout le pays souffre de cette épuisante fièvre électorale. Qui est candidat aux législatives ou aux présidentielles et qui ne l’est pas ? Qui reste obéissant et qui est dissident ? Batailles de personnes ou batailles d’idées ? Batailles télévisuelles ou batailles de rues ? Consultez le CV de la majorité d’entre eux, mettez dans la balance les enjeux nationaux, européens et mondiaux et la manière dont ils comptent y faire face, et tout devient clair : c’est perdu d’avance.