Un scorpion, incapable de traverser le fleuve à la nage, avise une grenouille et lui dit : » – Grenouille, laisse-moi m’installer sur ton dos et fais-moi traverser le fleuve. Et la grenouille de répondre : – Tu veux rire! Si je t’aide à traverser, quand tu seras sur mon dos, tu me piqueras et je mourrai. – Allons donc, rétorque le scorpion, si je te pique et que tu meures, je me noierai aussi. Convaincue, la grenouille laisse monter le scorpion sur son dos. Tandis qu’ils sont au milieu du fleuve, le scorpion pique la grenouille qui avant de mourir lui dit : – Qu’as-tu fait? Tu vas mourir aussi! Et le scorpion lui répond : – Que veux-tu, je suis un scorpion. C’est plus fort que moi, je n’ai pas pu m’en empêcher … et ils se noient tous les deux ».
L’histoire, par ailleurs fort bien connue, illustre admirablement la démarche des régimes islamistes depuis le printemps arabe. Ils se proclament tous démocrates, mais ne peuvent s’empêcher d’être ce qu’ils sont. Ils n’ont jamais cessé depuis de faire valoir leur islam modéré comme un habit de parade, afin de se concilier le pluralisme démocratique, dont ils furent les premiers bénéficiaires, sans jamais se départir de l’idéal dissimulé de l’intransigeance doctrinale.
A l’heure où des milliers de musulmans se font massacrer par d’autres musulmans au nom du retour à la pureté de l’Islam, nous reprenons à l’adresse de celles et ceux qui s’apprêteraient à renouveler le bail des islamistes et qui pourraient encore se faire des illusions sur le lifting grossier des partisans d’Ennahdha, la brève histoire de cet activisme agité. A travers quelques faits saillants, nous essayerons de localiser la marque de l’inconstance et de l’improvisation, la logique d’une voie sans issue, la poursuite d’un projet basé non pas sur les intérêts nationaux, mais sur un système d’idées et un ensemble de croyances qui ont marqué le régime des islamistes et celui de leurs acolytes « démocrates » et qui ont fini par conduire le pays au désastre.
En guise de préambule, rappelons-nous la constitution du premier gouvernement islamiste, la proclamation par H. Jébali de l’avènement du VIème califat, la visite du leader du Hamas et le camouflet infligé au président Abbas. Evoquons la déraison religieuse qui s’est emparée de ce régime devenue un défi permanent à la liberté et à l’intégrité physique du citoyen : femmes humiliées, jeunes filles agressées, imams congédiés, mosquées confisquées, enseignantes et enseignants insultés et frappés, bâtiments de l’administration publique saccagés et dévastés, drapeau national arraché et hissée à sa place la bannière noire salafiste. En face, un gouvernement étonnamment compréhensif, à juger par le silence des uns, qui se refusent de condamner et le peu d’empressement des autres à intervenir.
Souvenons-nous de la prolifération sous ce même régime des milices du parti et des Ligues de protections de la Révolution. Evoquons pour mémoire l’apparition de ces fanatiques, alliés du terrorisme, partisans de l’idéologie du takfir, qui ne reconnaissent aucune autorité à l’Etat ni aux partis politiques. Le gouvernement d’alors estimait qu’on avait tort de trop dramatiser à propos d’un phénomène somme toute naturel, qui fait suite à des décennies de répression. Il n’y aurait là, d’après eux, que la manifestation d’une jeunesse exaltée par un projet politique et de civilisation, dans lequel les éléments constructifs de l’Etat ne seraient que l’autorité suprême de Dieu, la constitution d’une communauté de solidarité, la umma, l’instauration de la charia et le respect d’un rituel unificateur. N’oublions pas également l’organisation des visites des prédicateurs les plus virulents, l’encouragement pour le départ des jeunes au Djihad en Syrie et la prolifération d’un trafic organisé de contrebande de marchandises, soutenu par des réseaux puissants, alimentant un commerce parallèle florissant qui va de pair avec la mouvance djihadiste. Nul besoin désormais de puissance publique pour lutter contre les militants de l’islam radical devenus incontrôlables, organisant leurs congrès, élisant leur émir, fondant des bases politiques, menaçant la paix civile, ne partageant aucune des valeurs de la démocratie et dont la logique est de condamner tout comportement différent perçu comme un blasphème.
Remémorons-nous les meurtres politiques de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi dans des circonstances jamais élucidées. Saluons la mémoire des militaires tués dans la région du Mont Chaâmbi par les groupes terroristes, en fait de simples citoyens, disait-on, qui s’entraînaient en plein air, infligeant le bilan le plus lourd jamais subi par l’armée tunisienne depuis l’Indépendance.
Retenons de la politique étrangère, la dégringolade d’un Etat qui s’est retrouvé en quelques mois partout discrédité, sa souveraineté contestée, ses symboles outragés et ses représentants affaiblis. Alors que sur le plan intérieur le pays faisait face à la plus grave crise de son histoire, sa politique étrangère s’est placée sous le signe de l’improvisation. Dangereusement aventureuse, pilotée par on ne sait quelle officine, la Tunisie s’est faite aussi, délibérément, le bras séculier du Qatar.
Evoquons le fait qu’il aura fallu deux ans à la Troïka pour laisser le pays s’écraser en torche : marasme économique, chômage croissant, contestations larvées, persistance de l’insécurité, personnel politique peu qualifié et, par-dessus tout, une réelle incapacité à restaurer l’autorité de l’Etat et de ses institutions. Car il ne fallait pas grand-chose aux islamistes pour mener une société à l’effondrement : effacer le mieux qu’ils pouvaient la mémoire nationale pour mieux gommer l’identité nationale, ignorer des expressions publiques mémorielles rivales, s’attaquer aux institutions administratives et culturelles dans le but de faire de l’histoire du pays un processus unique et irréversible.
Ne nous leurrons pas : patiemment et obstinément, les islamistes ont adopté depuis peu un discours rassurant et apaisant, ils ont cherché à se donner un autre visage qui n’est pas différent de l’ancien car il porte tous les stigmates d’un bilan peu reluisant. Afin de ne pas nous laisser le recul nécessaire pour faire le bilan de leur passage au pouvoir, ils ont astucieusement marqué un intervalle entre leur piteuse performance et l’échéance électorale.
Le silence assourdissant du gouvernement de technocrates, refusant de procéder à un devoir d’inventaire et à interroger le passé récent dont les traces finiraient par s’effacer progressivement, en dit long sur sa volonté de passer sous silence les erreurs du passé qui ont commencé à perdre, au fil du temps, leur signification pour une frange de la société devenue tout à coup indécise et qui était pourtant déterminée à ne plus jamais faire confiance aux islamistes.