Du pain ou des jeux? L’un des attributs des riches du tiers monde est d’offrir d’abord au peuple les seconds en spectacle. Peuples du Tiers Monde, vous aurez donc des jeux grâce aux riches bienfaiteurs qui ne doivent pas leurs fortunes à la fabrication du pain. Et vous aurez d’autant plus de jeux que votre pays est pauvre et endetté. Tunisiens, vous aurez des jeux bien que vous n’ayez guère les moyens financiers et matériels, et parfois pas même nutritionnels, de participer à quelque pratique sportive que ce soit. Mais le spectacle qu’on organise pour vous, en ce moment, vous l’aurez sous la forme la plus abstraite, la plus mensongère et la plus trompeuse qui soit, médiatisée par la télévision, la radio, les journaux et les réseaux sociaux.
Pendant des décennies, le football a fait oublier aux peuples la pauvreté, le sous-développement et leurs régimes politiques autoritaires. Mais cela est devenu de plus en plus coûteux et le soulèvement du 14 janvier 2011 n’a pas arrangé les choses : les matchs se déroulent presque tous à huis clos, afin d’assurer la préservation de l’ordre public. Les équipes sont devenues dans leur majorité de véritables gouffres financiers et l’Etat, lui-même exsangue, n’est plus capable d’en éponger les déficits. Toutefois, certaines équipes s’en tirent grâce à l’intervention de riches bienfaiteurs, sans que l’on sache si leurs dépenses fastueuses relèvent d’un goût immodéré pour ce sport, si cela traduit un caprice de riche, la recherche d’une gloire personnelle ou pour des raisons temporairement moins avouables. Car est-ce bien raisonnable de dépenser près de cinq millions de dinars pour une équipe dont le palmarès footballistique reste bien modeste ? Est-ce bien rationnel qu’autant de deniers, engagés pour faire vivre un club, continuent à ne produire aucun résultat marquant, surtout dans un pays où le sport souffre d’un si faible encadrement dans les écoles, de la vétusté des installations sportives et de la modicité du budget alloué par l’Etat ? Peu de moyens donc, peu d’équipements et si peu de pratiquants, qui font que dans un tel environnement les meilleurs sportifs sont tentés d’aller vendre leur talent à l’étranger. Nos clubs sont ainsi devenus l’exemple même du sous-développement sportif. Cela étant, imaginez le nombre de logements qu’on pourrait construire, les centaines d’écoles qu’on pourrait améliorer et les hôpitaux qu’on pourrait moderniser, n’eût-été ce fort mimétisme de certains à l’égard du football des pays riches, poussé jusqu’à l’outrance. Plaire au peuple et plaire à eux-mêmes sont deux objectifs inconciliables car les riches n’ont pas pour essence de redistribuer des biens aux défavorisés, ni de remplir les tâches collectives que l’Etat n’assure pas. En revanche, ils peuvent se ruiner pour un jour de gloire ou pour une banale recherche de popularité.
Sans même que l’on n’y prête attention dans l’opinion commune, tellement la chose est fréquente, football et argent sont depuis longtemps devenus des termes interchangeables. L’argent appelle d’emblée à l’idée de richesse visible, qui correspond à la hiérarchie des valeurs d’une société qui se pose de moins en moins de questions sur ses origines. Il est considéré comme une concentration de puissance qui, non seulement permet d’accéder à tous les désirs, mais produit une énorme amplification de l’ego. Pour que tout cela ait un sens et pour que cet argent ait une valeur réelle, il faut qu’il permette à son possesseur d’obtenir ce qu’il veut. Et pourquoi pas un club de foot qui lui assurerait la popularité ? Car l’univers du ballon rond est devenu le match des nouveaux riches de la planète. Telle équipe est rachetée par un oligarque russe, telle autre peut compter sur les ressources inépuisables de son propriétaire qatari, une troisième appartient à des investisseurs américains, etc. La différence avec le Club Africain, qui peine à percer malgré la coûteuse ambition de son propriétaire, est que ces équipes n’ont pas que de l’argent, mais surtout des talents. Pour ce qui est de Slim Riahi, son fantasme est ailleurs. Il correspond à celui d’une société dans laquelle le principe de la puissance de l’argent est en permanence réassurée et où tout riche est méritoire et tout pauvre suspect. Il fonctionne aussi d’une manière ambivalente : il valorise et déprécie à la fois, car s’y mêlent la fascination et l’envie devant l’immensité d’une telle fortune et la lancinante interrogation sur l’émergence à la fois soudaine et suspecte d’un tel patrimoine.
La réputation médiatique de S. Riahi est passée, sans que l’on s’y attende, et sans exigence préalable d’une qualification dans le gouvernement des Etats, de la rubrique sport à la rubrique politique ; d’un engouement futile et dérisoire pour un divertissement de masse, réalisé à grands frais, à la défense des idées et l’intérêt, réel ou prétendu, pour la manière de concevoir la société tunisienne future et la façon d’agir politiquement sur elle. Partant d’une association- son club de foot, acteur a priori éloigné du jeu politique- il a abouti à un parti qui compte déjà 16 députés. Voilà qu’une activité sportive est devenue partie prenante de la stratégie d’action d’un mouvement politique. Cette imbrication n’est pas exceptionnelle. Ce fut une configuration abondamment pratiquée par les personnalités de l’ancien régime : grands entrepreneurs, ministres ou entourage familial du président. De tristes figures emblématiques faisaient de leurs équipes une structure de mobilisation politique non conventionnelle et redoutablement efficace. Le Club Africain s’avère par conséquent constituer, pour son président, une coûteuse mécanique lui permettant de rejoindre la classe des notables et de récolter les moyens de se hisser au pouvoir suprême. Sauf que, dans tout programme, on s’attend à une meilleure évaluation des réalités du pays, l’appel à une gestion plus raisonnable d’une économie endettée, la proclamation d’une plus grande responsabilité des riches entrepreneurs, la lutte contre la pauvreté et l’égalité. Des thèmes qui, on l’a constaté, ne répondent pas aux besoins de symboliser sa propre grandeur. D’où une campagne aussi insignifiante que le palmarès de son club. Mais rassurons-le : dans ce domaine il peut dormir tranquille car il n’a rien à envier à une vingtaine d’autres opposants dont les programmes sont aussi dérisoires que la torpeur inexpressive de leurs slogans.
Les campagnes électorales, passées et présentes de l’UPL, sont organisées identiquement à une compétition sportive : panneaux publicitaires, mobilisation des supporters, véhicules à la disposition des organisateurs, mais nul discours, nul effort pédagogique. En somme rien qui puisse permettre d’identifier une ligne politique et encore moins un projet de société. Car le football est d’abord un passe-temps qui nous divertit, c’est-à-dire nous détourne du monde réel et nous en sépare. Mais la politique est un jeu où les enjeux économiques et sociaux, l’incertitude et la contingence sont tels qu’ils pourraient aller jusqu’à dénaturer le jeu lui-même et par conséquent la donne politique. Pour un riche propriétaire d’un club de foot, ces élections ne font que prolonger le spectacle, engendrent commentaires et passions, caractérisent le jeu lui-même et en ménagent le suspense.
Pour un tel passionné de football, la politique est un objet ludique constitué par les règles qu’il met en exercice par son argent sans y penser. Le joueur est, littéralement, pris au jeu. Il joue donc sans avoir réellement conscience de jouer. L’identification d’une force politique, avec un club sportif dont la seule modalité est d’appartenir à un président d’un parti dont on chercherait en vain une spécificité par rapport à des valeurs sociales ou économiques, s’est aujourd’hui renforcée par la candidature de son propriétaire à la présidentielle. Mais sa stratégie de communication réussit mal à se désenclaver de son image profonde et vivace de riche sponsor. Pour la première fois, des liens d’interdépendance se tissent entre la scène footballistique et un candidat à la présidentielle qu’on a de la peine à qualifier autrement que par un objet politique encore non identifié.