leconomistemaghrébin : Monsieur le Ministre, vous avez quitté la Tunisie depuis plus de 30 ans, c’étaient les années de braise, où la liberté d’expression était encore un délit. Trois décennies après, vous rentrez pour être aux responsabilités dans le pays. Quels sentiments avez-vous éprouvé en rentrant dans ce bel édifice ?
Hakim Ben Hammouda : En réalité, je suis rentré en Tunisie dès octobre 2011, plus de deux ans donc avant d’intégrer le gouvernement fin janvier de cette année. J’étais déjà sollicité par le président de la BAD, qui était encore à Tunis ; j’y avais occupé le poste de conseiller spécial du président. J’ai pu donc constater l’enthousiasme et l’effervescence qui régnaient dans notre pays. J’ai vécu cette période avec beaucoup de joie et de satisfaction, car avant la révolution, le manque d’ouverture et l’autoritarisme du pouvoir me frustraient terriblement.
Quand monsieur le Premier ministre m’a appelé fin décembre 2013 pour rejoindre son gouvernement, je n’ai pas hésité à donner mon accord – d’ailleurs, j’étais à Grenoble en vacances en famille et pour y assurer dès début janvier un cours en économie internationale . Servir ma patrie, notre chère Tunisie, est une satisfaction et surtout une fierté immense pour moi. Depuis, j’ai rencontré beaucoup de personnes, des économistes, des financiers, des experts, des politiques,… qui m’ont apporté des expertises très appréciables.
Un engagement pour le développement
Vos recherches universitaires depuis votre thèse de doctorat sur les échanges sud-sud, vos publications, vos cours d’économie de développement et d’économie internationale, votre parcours professionnel aux côtés de Samir Amine ainsi que vos responsabilités au sein des principales banques africaines de développement font de vous un homme plutôt engagé pour la cause du tiers monde. Pourriez vous nous exposer votre approche du développement ? La promotion des exportations, le développement extraverti sont-ils encore le modèle à suivre ? Ou plutôt, chaque pays, en fonction de ses ressources et de ses dotations factorielles, doit élaborer une stratégie qui lui est propre ?
Mon engagement pour le développement date depuis ma maîtrise, voilà déjà plus de 30 ans. A l’origine, j’ai fait des études de mathématiques et ensuite une maîtrise en économie en Tunisie. La modélisation dans cette discipline et les études quantitatives m’ont passionné. J’ai fait beaucoup d’études en macro-économétrie et de modèles calculables d’équilibre général. Ma formation en mathématiques m’a beaucoup aidé. J’ai ainsi obtenu un DEA en économie internationale à la faculté des Sciences économiques de Grenoble qui était, à l’époque, connue et réputée comme étant un centre de recherche spécialisé dans les études sur le développement. Ensuite, j’ai enseigné cette matière -problématique – et bien d’autres, d’ailleurs, dans de nombreuses universités et surtout, j’ai eu à piloter beaucoup de projets en Afrique. Je peux donc me prévaloir d’une bonne maîtrise des concepts et d’une bonne connaissance du terrain.
La question – la problématique – du développement a évolué peu à peu. Aujourd’hui, cela revient à analyser le passage d’un niveau de productivité à un autre. Cela suppose des stratégies, des dynamiques nouvelles et des transformations sociales. Le processus du développement est différent d’une nation à l’autre, d’une culture à l’autre, d’un pays à un autre. Même s’il y a certains facteurs convergents, une base commune. L’inclusion sociale est une question centrale dans la problématique globale du développement. Je considère que le dogmatisme – le fanatisme – du marché mène au marasme et le tout Etat, aussi ! Je cherche constamment à concilier les deux : l’Etat a un rôle régulateur à jouer, on ne peut s’en passer ; les forces de marché, également. Ce dernier peut permettre une meilleure réallocation des ressources. Je suis ce qu’on appelle un pragmatique, toujours à la recherche de la synthèse.
Vous vous définissez volontiers comme étant un néo-keynésien ; pour les non-économistes, je dirais même pour les non-universitaires, cette désignation reste pour eux quelque chose d’abstrait. Pourriez-vous nous éclairer davantage sur cette école de pensée et en quoi se distingue-t-elle plus précisément des nouveaux Keynésiens et des post-Keynésiens ?
Je ne me suis jamais attribué le qualificatif de « néo-Keynésien ». Je ne me suis jamais auto-qualifié, pour une raison très simple : je cherche constamment à m’inspirer de toutes les écoles de pensée et, comme je l’ai déjà souligné, à faire la synthèse des idées, des approches. Cette désignation, ce qualificatif n’impliquent donc que certains journalistes de l’hebdomadaire Jeune Afrique et du quotidien français Libération.
Keynes n’est pas seulement un grand économiste ; c’est aussi un grand penseur (quelques-unes de mes contributions lui ont été consacrées) : il s’agit d’un personnage extraordinaire, hors du commun, dont l’influence va au-delà même de l’économie, il a pensé art, culture, monde, relations internationales,…
Je suis, en effet, influencé par ses écrits et ses approches. Je suis marqué par la pertinence de ses analyses des périodes de crise et par sa démonstration de l’incapacité du marché à sortir d’une période de dépression, c’est-à-dire par l’inexistence de mécanisme autorégulateur. Son ouvrage fondamental « Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie » (1936) reste une référence incontournable pour tous les économistes ; il est très éclairant sur les origines des crises économiques. Je l’ai lu et relu plusieurs fois. D’ailleurs, la crise de 2008 a marqué son retour en force et tous les grands économistes et responsables internationaux se sont référés à lui dans leurs analyses.
Le « néo-keynésianisme » est un courant qui a cherché à échapper à la domination de la pensée unique dans les années 80, lorsque les courants de la macroéconomie classique avaient décrété la mort du keynésianisme. Je pense à l’école des anticipations rationnelles, particulièrement. L’importance des néo-Keynésiens est d’avoir cherché à mettre à jour l’incertitude et l’instabilité du système, ainsi que l’importance des politiques économiques et de l’intervention de l’Etat pour réduire l’incertitude et l’instabilité afin d’encourager les investisseurs, notamment privés, à prendre des risques sur le futur.
Pour finir sur cette question, je tiens à souligner, encore une fois, que j’ai toujours cherché à échapper au fait de m’inscrire ou d’appartenir à tel ou tel courant économique. Ma réflexion se nourrit, justement, de cette diversité et de cette richesse de pensées, y compris les plus contradictoires et plus divergentes. Ma démarche se veut donc pragmatique. Je cherche sans cesse à accumuler du savoir économique pour faire mes propres synthèses. Les synthèses offrent une réelle flexibilité, qui permet de répondre à des situations concrètes.
Vous avez écrit récemment dans notre revue N°635 du 9 au 23 juillet 2014 : « Dans notre réflexion, comme dans notre action, nous cherchons à inventer une troisième voie qui sorte des sentiers battus ». Pensez-vous que nous vivons la fin des idéologies en économie et que nous nous orientons vers un seul paradigme de pensée ?
D’autant plus que, depuis la chute du mur de Berlin l’échec cuisant du communisme, la montée exaspérante des inégalités dans les sociétés d’économie de marché et les crises récurrentes des marchés financiers, plus aucune idéologie politique n’est capable d’enflammer les foules. Je n’ai jamais cru aux idéologies, j’ai toujours opté pour des réflexions théoriques, ouvertes sur des situations concrètes. Je pense que la réflexion théorique est quelque chose d’essentiel.
Je suis fondamentalement un Kantien ou un Hégélien qui croit dans le pouvoir des idées, c’est-à-dire dans le pouvoir de la réflexion théorique, même si je n’ai jamais cru aux idéologies. La réflexion théorique nourrit l’action publique ; elle doit prendre en considération l’histoire pour nourrir l’action publique et l’ouvrir sur l’avenir. De la philosophie, il ne faut donc retenir que l’aspect critique pour alimenter, justement, la réflexion.
La réalité est remarquablement complexe ; la réduire à un seul paradigme de pensée est irraisonnable ! Je me suis souvent opposé au monopole des pensées et donc aux modèles de la pensée unique. Je crois beaucoup en la capacité des synthèses entre les différents courants et réflexions. La situation, aujourd’hui, en Tunisie et dans le monde, d’ailleurs, échappe à la domination d’une situation théorique donnée précise. La conjoncture nationale et internationale exige une ouverture de la politique économique sur l’ensemble des expériences historiques.
La définition d’un nouveau modèle de développement pour notre pays ne doit pas se fonder sur un seul modèle théorique ; elle doit, au contraire, s’inspirer de la diversité des approches, des modèles et des expériences historiques.
Après près d’un an au pouvoir (avec toutes ses contraintes), comment définissez-vous un homme politique ? Peut-on être à la fois économiste engagé et homme politique ?
Oui. On peut être un économiste engagé et œuvrer dans le sens politique. Un économiste engagé croit en la capacité des politiques économiques à changer les choses et à élever le niveau de productivité d’un pays. Il croit surtout à la construction d’un nouveau modèle de développement. Un homme ou un responsable politique est un homme qui va chercher à traduire ces orientations dans des politiques et dans des actions publiques. Il prend en considération les contraintes qui pèsent sur ses actions, car il a aussi une obligation de résultat.
La philosophie de la loi de finances de 2015
Les indicateurs macroéconomiques de notre pays sont particulièrement préoccupants : chômage de masse, déficit commercial chronique, inflation galopante, endettement insupportable dont le loyer dépasse le budget du ministère de l’Education nationale, etc. ! Dans quel(s) courant(s) avez-vous puisé vos outils de politique économique ? Quels sont vos choix ?
Le gouvernement Mehdi Jomaa a entamé un programme de redressement économique depuis la Loi de finances complémentaire de 2014 ; l’objectif étant d’arrêter la dérive des dépenses publiques et d’assurer une stabilisation de la situation macro-économique. La loi de finances 2015 s’inscrit dans la continuité de cette loi additive ; l’objectif global – la problématique générale – est de poursuivre et renforcer le redressement économique.
Il y a cinq priorités qui structurent la Loi de finances 2015 : – La stabilisation macroéconomique par la rationalisation des dépenses publiques.
- La relance de la croissance et de l’investissement public/privé.
- L’accélération des réformes économiques, notamment celles du système bancaire et du système fiscal.
- Le développement régional.
- L’inclusion sociale.
Vous mettez l’accent sur les dérives des dépenses publiques et vous pariez sur la relance de la croissance par l’investissement privé, ai-je bien compris ?
Oui. La lutte contre les dérives des dépenses publiques est une de nos priorités. Nous ne pouvons continuer sur le train de vie des trois dernières années ; notre endettement a atteint un seuil critique. Et il est devenu urgent d’y mettre de l’ordre. Aussi, la relance de la croissance par l’investissement public/privé est-elle le leitmotiv de notre politique économique.
Que répondez-vous aux personnes qui vous accuseront de vouloir faire des coupes budgétaires tout en alourdissant la pression fiscale ? Ils vous diront aussi : vous avez cédé aux recommandations des organisations internationales, en l’occurrence le FMI et la Banque mondiale.
Dans l’effort de stabilisation macroéconomique, nous cherchons, comme je viens de le dire, à rationaliser les dépenses publiques, mais aussi à augmenter les recettes fiscales. Concrètement, nous visons à :
- Réallouer de meilleure façon les dépenses de subvention
- Baisser les coûts de fonctionnement
- Elargir l’assiette fiscale pour inclure des populations qui, jusque -là, n’y sont pas assujetties
- Combattre l’évasion fiscale
- limiter les régimes forfaitaires.
- Etc.
Je dois souligner aussi le fait que les réformes fiscales se heurtent à des intérêts organisés. Nous avons cherché à négocier avec tous les acteurs sociaux. Notre démarche se veut consensuelle et constructive. Nous sommes animés par l’intérêt général.
Votre leitmotiv, c’est aussi la lutte contre l’économie informelle et le commerce illégal ?
Oui. Nous luttons avec détermination et fermeté contre la contrebande. En ce sens, des lois particulièrement coercitives ont été déjà votées et promulguées et les contrôles sur les points frontaliers ont été renforcés. Il y a aujourd’hui un fort consensus national sur cette question qui gangrène notre économie et ampute le budget de l’Etat de ressources importantes. Nous ne pouvons fermer les yeux sur un tel fléau. Il y va de l’intérêt national.
Quels défis futurs ? Quelles orientations stratégiques ? Notre économie a-t-elle les moyens de renouer durablement avec la croissance, à l’image des pays émergents ? Pour y parvenir, y a-t-il des réformes structurelles qu’il faudrait adopter, sans tarder ?
La Tunisie connaît aujourd’hui une situation économique difficile. Situation qui va se compliquer davantage à partir de 2015, 2016 et 2017, à cause du paiement de la dette et de ses intérêts qui vont plus que doubler. Si nous ne parvenons pas à relever le niveau de la croissance, notre pays connaîtra beaucoup de difficultés.
Toutefois, je reste confiant, car je suis persuadé qu’une transition politique réussie pourra permettre à la Tunisie de s’en sortir. En effet, la stabilisation politique est un gage de confiance pour tous les acteurs économiques et sociaux. C’est cette confiance qui permettra de remettre le pays sur le chemin de la croissance. Une croissance qui sera durable et soutenue. Ce nouvel élan fera de notre pays, dans 3 ou 4 ans, la nouvelle économie émergente en Méditerranée. Nous avons des atouts importants qui nous permettront de construire cette économie émergente. La Tunisie, hélas, n’a pas bénéficié de la croissance forte qui avait caractérisé le début des années 2000. Elle n’a pas su en tirer profit, à l’instar des nouvelles économies émergentes, notamment dans le sud-est asiatique. Les problèmes que nous avons connus pendant cette période ne nous ont pas permis de bénéficier de cet élan.
Nous avons aujourd’hui les moyens de renouer durablement avec la croissance et faire face aux défis qui se dressent devant nous, pourvu que nous assurions une bonne gestion pacifique et apaisée de notre transition politique. Et que nous relevions les défis sécuritaires et surtout que nous mettions en place les réformes économiques nécessaires. Dans le domaine des banques, à juste titre, nous avons besoin d’un secteur très développé et solide. Nous avons de même besoin d’un système attractif et stimulant pour l’investissement.
Pour revenir sur le système bancaire, qui passe par de réelles difficultés, nous avons entrepris des réformes ambitieuses pour en faire un secteur solide qui assure le financementde l’économie. Concrètement, nous sommes en train de :
- Recapitaliser les trois grandes banques publiques.
- Créer une société de défaisance des créances classées.
- Développer une caisse de dépôts et de consignations pour en faire la véritable arme et puissance financière de l’Etat.
- Développer le secteur de la microfinance pour toucher les personnes qui sont exclues du système bancaire.
- Etc.
Quels sont les secteurs dynamiques qui permettraient le redressement de notre situation économique et sociale ?
Nous y travaillons. Les secteurs liés aux nouvelles technologies sont vraiment les secteurs qui pourront, grâce à leur intensité technologique, amener notre économie sur la voie d’une croissance durable. L’économie numérique, le secteur aéronautique et l’industrie automobile sont aussi de véritables sources de croissance future.
Je précise que nous cherchons, dans notre stratégie de développement, à monter dans la chaîne des valeurs. Nous avons les moyens et les compétences – comme je l’ai déjà évoqué – pour devenir une nouvelle économie émergente dans le bassin méditerranéen.
N’est-il pas urgent de relancer la construction de l’Union du Maghreb Arabe (UMA)? L’avenir de la Tunisie ne réside-t-il pas dans le devenir de sa région ?
Absolument. Je partage votre enthousiasme pour cette question. L’intégration régionale est un élément essentiel. Je dirais même à l’échelle africaine et méditerranéenne.
Récemment, Mme Laura Baeza, ambassadeur, chef de la Délégation de l’Union européenne (UE), avait proposé à votre gouvernement un accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) : quelle est votre analyse d’une telle proposition ? Ce projet vous semble-t-il cohérent ? Est-il une opportunité ou une menace pour notre pays ?
Le partenariat avec l’Europe est un élément stratégique et essentiel dans nos relations internationales. L’Union européenne est notre premier partenaire commercial et l’investisseur étranger le plus présent en Tunisie. La proposition de Mme Laura Baeza est en cours de négociation. Des commissions on été créées pour l’analyser et voir dans quelle mesure l’Aleca peut être une opportunité pour notre pays. Nous sommes donc au stade de l’analyse et de l’étude.