Surfant sur des faits divers mis en exergue par les médias, le jeu politique du moment fait apparaître les polémiques autour de la personne des candidats, devenue thème dominant du prochain tour de l’élection présidentielle. Éclipsant les débats essentiels sur la crise économique, le chômage, l’éducation, les inégalités sociales, la lutte contre la menace terroriste etc., le score psychologique et physique des postulants apparaît en permanence sous une lumière crue et semble devenir le premier enjeu des prochaines élections. Une espèce de fureur paroxystique semble désormais animer une campagne où chacun joue son va-tout. Pour les détracteurs de l’un, c’est l’irresponsabilité, l’instabilité émotionnelle, le comportement erratique et les réactions de colère vis-à-vis de ceux qui ne lui reconnaissent pas un statut de dominant. Pour les opposants de l’autre, une absence totale d’humilité, la posture d’un leader politique qui aurait tout fait et tout vu mais qui est desservi par son âge avancé, à leurs yeux nullement un atout mais un handicap. La campagne présidentielle constitue de ce point de vue un recul en politique par rapport aux Législatives qui avaient suscité de vifs espoirs de progrès dans le respect des grandes règles de morale. Le constat n’est donc pas très brillant, car la manière dont les thèmes de campagne sont traités devient inquiétante. Rien de sérieux, de responsable ni de pertinent sur des questions pourtant censées engager l’avenir du pays.
Alors qu’on s’attendait à des débats publics véritables avec ce que cela suppose d’efforts d’analyse et de réflexion, on se retrouve face à un déchaînement incontrôlé des médias, l’intervention d’animateurs de campagne dociles et jamais à court de bassesses. Nous sommes également choqués devant l’utilisation éhontée de certains gestes, paroles et procédés qui donnent l’illustration de ce que ne doit pas être justement la compétition politique prise dans son acception la plus noble. Aujourd’hui, on espère seulement éviter le pire, et on compte les quelques barrières subsistantes qui empêcheraient d’aller trop loin dans cette dérive. Car lorsque la dynamique politique s’essouffle, elle laisse aussitôt place aux coups bas, aux insultes et aux réactions d’un public qui a depuis longtemps cessé de respecter l’institution présidentielle. L’engagement courageux, rigoureux et intelligent pour améliorer la vie des gens, a laissé la place à une atmosphère malsaine qui cache des luttes souterraines pour des positions de pouvoir. Parmi les déviances électorales constatées, l’acte à la fois irrespectueux et humiliant de cette dame Keffoise, qui a jeté une chaussure sur le président-candidat en réaction à ses propos, accusant le Kef d’être une ville qui avait la nostalgie de l’ancien régime.
Le Chef de l’Etat ne devrait pas se sentir humilié par ce geste qu’avait suscité un ressentiment profond. Certes, l’agression est d’une insupportable violence et ne mérite pas d’être traitée par un haussement d’épaules. Aussi, et afin d’atténuer ce choc émotionnel à même de provoquer chez Marzouki une détresse aiguë, aidons-le plutôt à en relativiser quelque peu la portée, en lui rappelant que de telles salves, pratiquées jusqu’à la ritualisation, avaient déjà atteint des cibles bien plus prestigieuses. On a tous en mémoire ce qui est arrivé à George W. Bush au cours de sa dernière visite en Irak en 2008. Lors de sa conférence de presse, un journaliste irakien, Muntader al-Zaidi, lui a balancé ses deux chaussures que le président des Etats-Unis avait réussi à esquiver de justesse. Il ne fut pas le seul d’ailleurs à subir un tel traitement. En 2009, le Premier ministre chinois Wen Jiabao a été interrompu en plein discours à l’université de Cambridge par un manifestant qui lui a lancé une chaussure en le traitant de « dictateur ». En 2009, alors qu’il était encore à la tête du FMI, Dominique Strauss-Kahn, qui intervenait dans une université dans la métropole turque, a reçu une chaussure lancée par un étudiant qui appelait au départ du FMI de Turquie. En 2010, l’ex-Premier ministre britannique Tony Blair, lors d’une séance de dédicace de son autobiographie dans une librairie de Dublin, a été la cible des lanceurs de chaussures. En 2013, c’est au tour du président iranien en visite en Egypte. Pris dans un bain de foule alors qu’il sortait d’une mosquée en compagnie de son homologue égyptien Mohamed Morsi, un homme lui a balancé sa chaussure. Enfin, en avril 2014, une femme a lancé une chaussure sur l’ancienne secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton lors d’une conférence qu’elle prononçait à Las Vegas.
Maintenant que le jet de chaussures sur un homme politique relève d’une pratique courante, qu’il est même devenu un geste presque banal marquant ouvertement l’opposition du public aux politiques, M. Marzouki devrait se résigner à ce qui lui est arrivé et ne pas chercher à poursuivre l’impertinente en justice. S’il perd les élections et s’il souhaite se reconvertir rapidement dans les affaires, il devrait tirer le meilleur profit de l’incident du Kef : récupérer la désormais célèbre chaussure de la Keffoise pour en reproduire industriellement le modèle. Car dans le secteur de la chaussure il faut savoir réagir vite, c’est-à-dire, pour lui, dès lundi prochain. La demande ne manquera pas d’être au rendez-vous et il sera même obligé d’embaucher massivement pour faire face à un afflux de commandes à l’échelle planétaire. Afin de doter son entreprise de l’envergure nécessaire, il doit d’abord lui trouver un code au modèle. Pourquoi pas CPR 2014 ? Il faut ensuite lui trouver le bon nom de marque et un superbe logo qui donneront vie à la chaussure. Le nom américanisé de Flying shoes ( chaussures volantes), que nous lui proposons, aura toutes les chances de séduire un public jeune et exigeant. Et bientôt viendra la consécration suprême : en tapant Marzouki sur Google, on verra son nom apparaître en premier associé non pas à la politique, mais à l’industrie de la chaussure : pour homme, pour femmes, bottillons et sandales, etc.
Une autre opportunité de reconversion lui offrira surement de larges perspectives de gains. Nettement plus ludique, l’affaire tourne autour d’un jeu vidéo qui consiste à canarder le président avec la chaussure de la Keffoise. Les débutants s’entraîneront à faire pencher le président du bon côté et au bon moment pour l’inviter à esquiver la chaussure. Très efficace pour améliorer l’attention. Le jeu devient plus compliqué lorsqu’il s’agit d’esquiver deux chaussures au lieu d’une. Mais là, attention, danger ! Car on peut très vite passer du plaisir à l’addiction !