On ne saura jamais si ce sont les événements qui font les grands hommes ou si ce sont ces virtuoses de la politique qui font l’histoire. Une chose est sûre Béji Caïd Essebsi vient d’écrire en lettres d’or une nouvelle page de l’histoire récente de la Tunisie. Il illumine l’aube de notre démocratie naissante.
Béji Caïed Essebsi, ou l’immense destinée d’un homme qui a su aller à la rencontre de tout un peuple, résolu et déterminé à défendre les valeurs de liberté, de justice, de démocratie et de dignité.
Il a révolutionné la sphère politique, sauvé la révolution de ses propres dérives, et le pays de ses démons enfouis au plus profond de la société. BCE est de la race et de la lignée de ces grands hommes politiques, qui s’érigent en sauveurs de la nation, tout juste avant qu’elle ne bascule dans l’inconnu, quand elle n’est plus maîtresse de son destin. Il a répondu à l’appel du devoir dans la confusion générale. Il a succédé dans la précipitation à Mohamed Ghannouchi, qui n’en pouvait plus, moins d’un mois après que celui-ci ait formé le premier gouvernement post-révolution.
Le pays, tel un bateau ivre, était ballotté par les vagues et menaçait, à chaque instant, de se fracasser contre le vide provoqué par l’onde de choc révolutionnaire. Il était au bord du chaos et l’on voyait avec effroi poindre les premiers signes d’implosion. Il était livré aux hordes de criminels et de détenus qui ont fui les prisons privées de gardiens, de pilleurs et d’apprentis terroristes qui ont profité du vide juridique et institutionnel pour occuper et infecter le champ sociétal.
La rue a pris d’assaut le pouvoir. La Kasbah – siège du gouvernement – devenait une citadelle assiégée par des assaillants et des « communards » bien malgré eux. BCE est allé leur parler d’homme à homme. Il a su trouver les mots et le ton qu’il fallait pour les en dissuader. Car il ne pouvait pas se faire à l’idée de se voir enfermé dans sa tour d’ivoire, au milieu de l’effervescence générale. La Kasbah, sinon rien. Pas même Carthage. Il récuse toute atteinte à la sacralité de la fonction et des lieux.
Tribun aux accents bourguibiens
Ce politique au caractère trempé, aux convictions et au patriotisme chevillés au corps, a un sens aigu de l’Etat. Il sait – et il le dit – qu’on ne gouverne qu’avec des symboles. La place du chef de gouvernement est à la Kasbah et nulle part ailleurs. Tribun aux accents bourguibiens, il sait parler aux foules, dont il saisit les pulsions et les motivations, se faire écouter, entendre et respecter. L’image de Bourguiba, dont il revendique l’héritage, est passée par là. Quoi d’autre que la nécessité de restaurer l’autorité de l’Etat de droit, pour faire revivre l’image de celui qui fut l’architecte de la modernité et le garant de l’indépendance nationale ! Au moment où les forces de sécurité, aux abonnés absents, étaient sous le choc et s’étaient évaporées. Quant à l’armée, elle avait fort à faire pour sécuriser les frontières et les édifices publics, qui sont l’incarnation de la souveraineté nationale qui partait en lambeaux. Des usines, des centres commerciaux, des succursales de banques étaient saccagés, incendiés.
Il régnait, au moment même où BCE prenait ses fonctions, un climat d’insécurité et de désordre de triste présage. D’emblée, il fit savoir sans détour que la démocratie, cette grande promesse de la révolution, est incertaine en l’absence du respect de la loi et de l’autorité de l’Etat de droit. La révolution, dans ce qu’elle a de plus prometteur, doit être protégée de ses propres excès et de ses dérives dangereuses. Il lui fallait canaliser et maîtriser le déferlement de revendications longtemps contenues avant d’exploser dans un impressionnent coup de tonnerre. L’onde de choc se répandait avec une terrible brutalité sur les institutions et les entreprises publiques notamment.
Mener la barque nationale à bon port
Appelé au chevet d’un pays en pleine convulsion sociale et politique, BCE a vite fait de faire tomber la fièvre destructrice. En matière de médecine sociale et politique, sa réputation, il est vrai, n’est plus à démontrer.
A quatre vingt-quatre ans, nulle trace de fatigue, de lassitude et moins encore de découragement. A peine installé qu’il était déjà sur le pont, à la manœuvre, sûr de son cap et résolu à mener la barque nationale à bon port. On n’y voyait aucune hésitation, même lorsqu’il s’était engagé à aménager, au fin fond du pays, le plus grand campement à nos frontières pour accueillir les réfugiés fuyant la guerre qui faisait rage en Libye. Il prouva au monde entier que pour la Tunisie post-révolution qu’il dirige, l’humanitaire n’a pas de prix. Cet élan de solidarité nationale est d’autant plus méritoire face au peu d’empressement de la communauté internationale, qui rechignait à prendre en charge, fût-ce partiellement, le coût du Printemps arabe, dans le lieu même de son épicentre.
Avec BCE à la barre, la Tunisie respirait de nouveau au plus fort du tumulte révolutionnaire. La paix sociale, un instant menacée et gravement compromise, était sauvegardée. L’Etat se réappropriait l’espace public. Les entreprises – privées plus que publiques – avaient retrouvé leur cadence de production.
La stature de BCE grandissait à mesure qu’il faisait avancer le train de la transition politique, en dépit du désordre résiduel. Il s’est donné moins d’un an – 8 mois – pour remplir sa mission : apaiser le pays et organiser les premières élections libres, transparentes et démocratiques dans l’histoire de la nation. Pari tenu, pari réussi. L’Assemblée nationale constituante (ANC) est née de cet engagement. Ni fronde, ni contestation. Une première dans le monde arabo-musulman !
Passation de pouvoir d’une grande dignité
BCE mit fin à son mandat sans que rien ne l’y oblige. Pour la première fois, on vit sous le ciel éclairci de la capitale une passation de pouvoir d’une grande dignité. De quoi susciter le respect des plus grandes démocraties occidentales.
La suite, on la connaît : Ennahdha, auréolé de son large succès, régnait, sous le faux déguisement de la troïka, sans partage. Les fleurs du Printemps arabe ne semblaient pas avoir tenu leurs promesses. Le fruit avait un goût amer. BCE prit conscience de l’hégémonie rampante de l’islam politique, de sa mainmise sur le pays, des remises en cause à peine voilées de l’héritage bourguibien, sans opposition crédible. Il n’en faudrait pas plus pour le faire sortir de sa réserve et le projeter de nouveau dans l’arène politique pour un ultime combat, en cohérence avec ses convictions de toujours : défendre l’Etat républicain, ses institutions et ses valeurs, préserver ainsi, tout en le consolidant, le socle de notre projet de société qui lui paraissait en danger. La raison était que face à la puissance de feu d’Ennahdha, il n’y avait plus de garde-fous, c’est-à-dire de mécanismes de régulation démocratique. Le paysage politique était si déséquilibré que le pire était à craindre.
Béji Caïed Essebsi ne pouvait, par nature, se résigner au pire. Il le fit savoir auprès des militants des libertés, désunis, dispersés, inaudibles, victimes des élections de 2011 qui les avaient rejetés à la périphérie des centres de décision politique. Il entreprit de faire entendre la voix des sans-voix, dont il percevait les appréhensions, la hantise, la peur des lendemains.
L’appel pour un grand rassemblement
L’heure était à l’appel pour un grand rassemblement, tant il est vrai que seule l’union fait la force. Nidaa Tounes – tout un symbole – est né de cette volonté et de ce désir d’équilibrer le paysage politique pour faire barrage à toute velléité hégémonique, d’où qu’elle vienne et de quelque nature qu’elle soit. Il l’annonça lui-même : son ambition est de poser les jalons d’une vraie démocratie, de laisser suggérer, sans le dire ouvertement, d’aller jusqu’au bout des objectifs de la révolution.
Pas de trêve pour les confiseurs. BCE et une poignée de compagnons, au passé militant et aux convictions démocratiques chevillées au corps, en communion totale avec le père fondateur, ont mis toute leur conviction pour réunir rapidement, sous le même toit, des militants aux origines syndicales, des gens de la Gauche, des indépendants et des rescapés du Destour ou du RCD, très à l’aise avec les pratiques démocratiques. Le parti faisait tache d’huile et se répandait dans toutes les franges de la société, à vue d’œil. Il n’empêche, sa progression accélérée ne fut guère de tout repos. Il aura tout vu et tout affronté : des tiraillements intérieurs, l’hostilité et le refus de ceux qui se proclamaient les dépositaires des objectifs de la révolution.
Nidaa dut subir les agressions verbales, physiques, criminelles même, de groupes fascisants autoproclamés Ligues de protection de la révolution (LPR), aux ramifications troubles qui remontaient jusqu’à certains partis au pouvoir. La Tunisie a beaucoup souffert dans sa chair et son économie de ces liaisons dangereuses.
Pour autant, Nidaa a résisté à toutes les tentatives de déstabilisation et d’exclusion prônées par le spectre de la loi d’immunisation de la révolution. Elle porte en elle les germes de division et d’une dictature plus abominable que ce que le pays a enduré jusque-là.
S’imposer dans le paysage politique
Plus les partis de la troïka et leurs acolytes forçaient le dénigrement et les attaques contre Nidaa, plus celui-ci gagnait en estime et montait dans l’échelle des sympathisants. Encouragé, dopé par un flux ininterrompu d’adhésions, Nidaa Tounes fit mieux que de se défendre. Il poussa son offensive jusqu’à finir par s’imposer dans le paysage politique. Il n’a eu de cesse de dénoncer les déviations de l’ANC, qui n’était plus dans son rôle dès lors qu’elle s’est accaparée tous les leviers du pouvoir, sans être soumise à aucun moyen ou instrument de contrôle. Elle s’était engagée – sur l’honneur – pour un mandat d’un an, le temps d’écrire la Constitution. Elle demeura trois ans, avec au final une légitimité au rabais. Elle suscita l’exaspération et la colère de la société civile et de partis politiques réunis dans un front de salut, grâce à l’initiative de Nidaa Tounes.
Les assassinats de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi ont été dévastateurs pour la troïka, totalement décrédibilisée, démonétisée et délégitimée.
La riposte s’est organisée dès l’été 2013, BCE était aux avant-postes. Le ton est vite donné. Le gouvernement II de la troïka est sommé de quitter les lieux, pour avoir failli et plongé le pays dans la pire des dépressions politiques et économiques.
« Errahil » était pour ainsi dire le point de ralliement d’une opposition désormais unie et majoritaire. De quoi semer le doute et le trouble au sein du pouvoir et lui faire perdre son arrogance et sa suffisance. BCE venait de remporter sa première victoire. Qu’il sut maîtriser en appelant au dialogue ses détracteurs d’hier qui n’en avaient cure. Rached Ghannouchi a eu la sagesse de s’inscrire dans cette démarche. Lui qui était au sommet de l’édifice politique national dut se contenter du rôle de challenger, allant jusqu’à rejoindre BCE à Paris pour trouver une issue à la crise avant qu’elle ne tourne à l’affrontement, avec les conséquences que l’on imagine. Il est vrai que les nouvelles qui lui arrivaient d’Egypte n’étaient pas non plus de nature à le rassurer.
Fin stratège et tacticien
En fin stratège et tacticien, BCE a manœuvré à la perfection, obligeant son adversaire-partenaire à composer. C’est lui désormais qui mène le jeu, privant ses adversaires d’initiatives aux lendemains assurés. Ils durent d’ailleurs se résigner à prendre part au dialogue national, sous la férule du quartet, point d’aboutissement de l’offensive et de la dynamique de négociation, impulsées par BCE.
Les dés sont alors jetés. Il ne restait à la troïka qu’à se retirer en bon ordre, en feignant d’en prendre elle-même l’initiative pour ne pas avoir à subir l’humiliation d’une sortie dans le déshonneur. Ce cénacle, où trônent les principaux acteurs de la société civile et de la sphère politique, obtint le départ du gouvernement Laarayedh et la désignation d’un nouveau chef de l’exécutif, qui reçut pour mandat de former un gouvernement de technocrates, sans lien avéré avec les partis politiques. Il avait pour mission de préparer les élections législatives et présidentielles. Et d’éradiquer la colonisation rampante de l’Administration, tombée sous la coupe de la troïka. Il a eu la main beaucoup plus heureuse dans le premier cas que dans le second. Ceci explique peut-être cela.
BCE dut patienter quelque peu avant de se voir introniser à la tête de l’Etat. Ses références, à bon droit d’ailleurs, plaidaient pour les élections présidentielles en premier, législatives ensuite. Il en fut tout autrement, non sans soulever de sérieux problèmes de droit constitutionnel. Il n’empêche, les résultats des élections législatives sonnèrent comme un coup de tonnerre. Nidaa Tounes, qui n’a que deux ans d’âge, mais un grand timonier à la barre, s’est adjugé la première place, 39,6 % des suffrages et 86 sièges sur 217. Ennahdha, qui arrive en second, tomba de son piédestal ; elle ne totalise que 69 sièges, ce qui n’est pas peu pour un parti au passif gouvernemental pour le moins inquiétant. Sauf à invoquer Dieu et la grâce divine, la sanction aurait été beaucoup plus lourde.
Equilibrer le paysage politique
Le premier jalon de la transition démocratique marque le triomphe, le sacre de BCE, qui a réussi ainsi à imposer dans les faits une véritable bipolarisation partisane. Il remporte son pari d’équilibrer le paysage politique.
Les électeurs tunisiens venaient de graver dans le socle de la deuxième République les fondamentaux de la démocratie, en premier lieu desquels les règles de l’alternance. La nature reprend ses droits et les partis politiques, qui vivaient d’illusions, retrouvèrent leur véritable représentativité, pas loin du vide sidéral. Béji Caïed Essebsi /Nidaa Tounes donnèrent ainsi beaucoup plus de chair au processus de transition démocratique, en même temps qu’ils enclenchaient un mouvement de refondation politique. L’onde de choc n’a pas épargné celui qui fut le premier parti, Ennahdha, lézardé aujourd’hui de toutes parts et menacé d’implosion. A moins que ce parti n’ait déjà engagé son propre aggiornamento politique, sa propre révolution culturelle pour marquer davantage son caractère civil, ce qui n’est pas pour déplaire à une majorité de Tunisiens.
Tout a été fait pour empêcher BCE de remporter les élections présidentielles dès le 1er tour. Ses adversaires, qui avaient multiplié à dessein les candidatures, ne désespéraient pas de l’en éliminer aussitôt. Au soir du 28 novembre, il surclassa tous les concurrents et obtint 39,46% des voix. Le président provisoire sortant n’en enregistra, malgré une campagne fournie et une débauche de moyens, que 33,43 %.
Retenue et hauteur
Le second tour, retardé pour cause de recours infondés intentés par son challenger, ne présageait rien de bon. Il tourna au pugilat. Son adversaire ne reculait devant rien pour s’arracher les voix des électeurs : mensonges, calomnies, insinuations nauséabondes, attaques personnelles, proximité avec des groupuscules fascisants, utilisation de fonds publics, usage abusif et illégal de ses prérogatives à des fins électoraux, discours enflammés et clivants porteurs de haine, de division et de discorde nationale. C’en est trop pour un président sortant, défenseur de la première heure des droits de l’Homme. Comme tout cela est loin et bien loin ! La démocratie naissante méritait une attitude plus chevaleresque, qui aurait honoré les deux candidats et grandi le pays. Au lieu de quoi, le président sortant se complaisait dans ses diatribes, menaces et insultes, comme s’il voulait diviser, fracturer, casser définitivement le pays en deux camps retranchés. C’est sans doute cette attitude enragée que les électeurs ont sanctionnée, au même titre que son triste bilan pendant trois ans à la tête de l’Etat. Il n’échappe pas pour ainsi dire à son destin.
Carthage, qui abrite le palais présidentiel, ne pouvait être rabaissée par de vulgaires calculs de politique politicienne. Elle doit retrouver plus de retenue et de hauteur. BCE peut savourer sa victoire. Sans jamais oublier pourquoi il est là et ce qu’il doit à ceux qui l’ont hissé au sommet, et plus encore à celles et ceux qui s’y sont opposés H.M