Près de quatre millions de personnes ont défilé dimanche en France (environ trois millions en province, et plus d’un million à Paris) à la suite des attentats terroristes qui ont fait 17 morts en région parisienne. Une mobilisation massive, forte et digne à la fois, pour rejeter la violence fanatique qui a frappé Paris. Une cinquantaine de chefs d’État ont participé à la « marche républicaine », dont la chancelière allemande Angela Merkel, le premier ministre britannique David Cameron, mais aussi des figures d’une certaine modernité arabe comme le roi de Jordanie Abdallah II et le premier ministre tunisien Mehdi Jomaa. Une présence qui n’allait pas de soi, tant les caricatures du Prophète Mahomet commis par le journal satirique ont choqué à l’époque le monde arabo-musulman. Entre le blasphème et la liberté d’expression, certains ont fait un choix inverse, comme le Maroc qui n’a pas souhaité participé à la « marche républicaine ». Pourtant, les lignes de fractures ont été transcendées par d’autres acteurs de la scène internationale. Ainsi, le président palestinien Mahmoud Abbas et le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou étaient présents, côte-à-côte, ou presque : ni regard échangé, ni poignée de mains officielle. Plus largement, personne n’est dupe du caractère limité de l’union sacrée affichée dimanche à Paris. Derrière la façade et les discours officiels, la question est de savoir comment les uns et les autres donneront finalement raison ou tort à la vision des terroristes (et d’autres), celle d’un choc des civilisations et d’une division intrinsèque de l’humanité.
Les auteurs présumés des attaques terroristes sont identifiés et interrogent les sociétés occidentales en général et la société française en particulier. Amedy Coulibaly et les frères Saïd et Chérif Kouachi étaient de jeunes Français, enfants d’immigrés, tombés dans la délinquance et qui lors de leur passage en prison, vont découvrir le radicalisme religieux dans lequel leur vie va sombrer. Ils étaient déjà fichés comme anciens membres d’une filière d’acheminement de djihadistes. La question de savoir s’ils sont affiliés à DAECH ou à Al-QAIDA est secondaire, car le logiciel idéologique est le même ou presque. La pensée radicale- dont se réclament actuellement les salafistes djihadistes- légitime le recours à la violence et l’appel à la « guerre sainte ». Une « théologie de guerre » (François Burgat) qui a ouvert la voie au terrorisme islamiste dans le monde arabe et au-delà, et dont les musulmans sont les premières victimes… Même à Paris, parmi les 17 victimes se trouve notamment le policier Ahmed Mebaret. Preuve qu’il n’y a pas de différenciation faite par les terroristes du fait de la confession supposée de leurs victimes, sauf dans les cas où des Juifs sont spécialement ciblés. Fondamentalement, derrière ces crimes, y compris antisémites, ce sont les valeurs de liberté qui ont été visées. C’est pourquoi il faut refuser tout amalgame, tout discours islamophobe, qui tente de récupérer le drame national pour diffuser le venin de la xénophobie raciste qui se répand dans le monde occidental.
Les musulmans d’occident sont pris dans un double piège : le piège des intégristes radicaux qui disent agir au nom de l’Islam ; le piège des xénophobes qui somment les musulmans de condamner les actes terroristes, comme si les musulmans formaient une communauté présumée solidaire, responsable et coupable de ces crimes abjects. C’est pourquoi certains politiques et «intellectuels» rêvent aujourd’hui de les «déporter» dans leur pays dit d’origine. D’autres s’attaquent déjà à des mosquées avec le sentiment d’impunité de ceux qui pensent bien faire… C’est la même logique qui est à l’œuvre. On assiste même au passage à l’acte. Dès la manifestation de mercredi soir, place de la République à Paris, un homme avait déchiré un Coran devant la foule. Il avait rapidement été expulsé par les manifestants, qui scandaient «pas d’amalgame». Pis, depuis l’attentat meurtrier perpétré contre Charlie Hebdo, mercredi 7 janvier au matin, les actes islamophobes se sont multipliés un peu partout en France. Dans les heures qui ont suivi l’attentat dans les locaux du magazine satirique, plusieurs Français et lieux de cultes musulmans ont été la cible d’attaques ou agressions.
Il semblerait malgré tout, que ces attaques terroristes en France tendent à ressouder plutôt à diviser la société française. Il n’empêche, une stigmatisation accrue est malheureusement à craindre. L’enjeu est fondamental, car nombre de citoyens français descendants d’immigrés ont déjà l’impression d’être rejetés de l’ordre social et politique. Un sentiment conforté par de réelles discriminations directes et indirectes (de l’école au marché du travail) qui font obstacle à leur pleine insertion dans la société. Si la dichotomie juridique entre nationaux et étrangers, entre Français et non-Français demeure pertinente, elle tend à être remplacée par un antagonisme ethno-culturel- inspiré et initié par le Front national, mais repris et entretenu par les élites françaises- entre « Français de souche » et « Français issus de l’immigration ». Cette opposition est l’expression d’un refus, celui d’admettre l’avènement d’une société multiculturelle. Ce front du refus ou de l’aveuglement est animé par la passion et l’idéologie réactionnaire des tenants d’un retour à une France monolithique, passée et idéalisée… dont on peut même douter de l’existence historique. Cette posture réactionnaire aime à stigmatiser et à séparer le bon grain de l’ivraie, les vrais Français et les autres…