Dans une grande partie du monde musulman, du Sénégal au Pakistan, de Jérusalem au Niger, en passant par l’Algérie, la Jordanie et la Turquie, des manifestations ont éclaté pour protester contre la publication de la caricature de Mahomet en « une » du désormais tristement célèbre journal satirique Charlie Hebdo. Des morts et des blessés sont à dénombrer, des drapeaux français ont été brûlés, les centres culturels visés, sur fond de slogans belliqueux : « A bas la France ! », « A bas Charlie Hebdo ! »… Preuve que, même après les attaques terroristes à Paris, le débat sur la liberté d’expression et le droit au blasphème est loin d’être tranché et demeure toujours aussi tendu.
Après l’union sacrée et la « marche républicaine » en France, ainsi que le soutien exprimé par la communauté internationale, l’heure est à la division et à la polémique. Les événements s’enchaînent vite. Manifestement, la façade unanimiste des premiers jours s’est déjà fissurée : tout le monde n’est pas « Charlie ». Une semaine à peine après l’attaque, le débat sur les limites de la liberté d’expression et le sens des responsabilités des caricaturistes est ouvert. Après avoir été le centre du monde le temps d’une manifestation œcuménique, la France donne aujourd’hui l’impression d’être relativement isolée. La conception de la laïcité et les frontières à géométrie variable de la liberté d’expression en vigueur sont loin d’emporter la conviction de la communauté internationale, y compris au sein du monde occidental. D’un côté, pour les manifestants du monde musulman toute atteinte au Prophète et autres offenses au sentiment religieux demeurent inconcevables, de l’autre, le Pape François a déclaré que « la liberté d’expression a des limites » et d’ajouter qu’« on ne doit pas tourner en dérision la foi des autres ». Les médias anglo-saxons (britanniques et américains) ont quant à eux évité à tout prix de montrer la « une » de Charlie Hebdo. Une prudence qui traduit une conception différente du blasphème. Preuve que finalement, la problématique du rapport entre le religieux et les affaires publiques se pose aussi- certes pas dans les mêmes termes- dans le monde occidental. Autrement dit, le schéma binaire et simpliste opposant monde musulman et monde occidental ne se vérifie pas complètement.
En droit français, le droit au blasphème (« parole ou un discours qui outrage la divinité, la religion ou ce qui est considéré comme respectable ou sacré », selon le dictionnaire Larousse) est juridiquement admis, car précisément il n’existe pas de délit de blasphème. Historiquement, celui-ci a existé sous l’Ancien Régime, avant d’être supprimé par les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789. Il sera réintroduit en droit français (sous la Restauration) avant d’être à nouveau supprimé par la loi du 29 juillet 1881, portant sur la liberté de la presse. Par conséquent, et au nom de la liberté d’expression, il est admis de caricaturer, même de façon insolente, une religion ou une figure religieuse. Toutefois, et à défaut de délit de blasphème, le droit français sanctionne « l’injure », « la diffamation », ou encore « l’incitation à la haine raciale ou religieuse ». Ce qui pourrait constituer une voie de droit pour attaquer certaines caricatures.
Car la liberté d’expression n’est pas absolue, même dans le pays de Voltaire. Il existe ainsi des limitations liées à l’apologie de crime de terrorisme, à la provocation à la haine ou à la violence raciale ou encore à l’injure et à la diffamation raciale. Dans le cas des caricatures de Mohamed, la justice française a déjà été saisie dans le passé. Il convient ici de rappeler le jugement rendu le 22 mars 2007 par la 17e Chambre du Tribunal correctionnel de Paris, dans lequel la caricature représentant le prophète Mohamed avec une bombe en guise de turban pouvait constituer une injure. Une conclusion à laquelle le juge n’a pas finalement abouti: « Attendu qu’en France, société laïque et pluraliste, le respect de toutes les croyances va de pair avec la liberté de critiquer les religions quelles qu’elles soient et avec celle de représenter des sujets ou objets de vénération religieuse ; que le blasphème, qui outrage la divinité ou la religion, n’y est pas réprimé (…) ». Les juges concluent : « Attendu que Charlie Hebdo est un journal satirique, contenant de nombreuses caricatures, que nul n’est obligé d’acheter ou de lire (…) ; que toute caricature s’analyse en un portrait qui s’affranchit du bon goût pour remplir une fonction parodique (…) ; que le genre littéraire de la caricature, bien que délibérément provocant, participe à ce titre à la liberté d’expression et de communication des pensées et des opinions (…) ; qu’ainsi, en dépit du caractère choquant, voire blessant, de cette caricature pour la sensibilité des musulmans, le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal Charlie Hebdo apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans ; que les limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été dépassées ». Les juges ont donc relaxé Charlie Hebdo, avant que les forces de l’Etat de droit ne soient rattrapées par des forces obscurantistes croyant agir au nom de la justice divine…