Dans un concert symphonique tout semble fait pour donner une image d’assonance et d’harmonie. L’orchestre, composé d’instrumentistes, est réparti selon une disposition rationnelle dans l’espace et une hiérarchisation rigoureuse des familles instrumentales. Qu’ils soient solistes ou tuttistes, ils occupent tous une place déterminée, des cordes aux premiers rangs jusqu’aux percussions placées dans les confins de la salle. Ce qui importe désormais c’est l’écoute attentive du concert. Tout bruit est banni, toute interférence est sanctionnée par des regards lourds de reproches. Le chef, surélevé sur l’estrade, à la frontière séparant le public de l’orchestre, doit pouvoir tout contrôler et être perceptible par tous les musiciens et du même coup par les mélomanes. Il dirige, à l’aide d’une baguette fine, l’ensemble de l’orchestre et doit pour cela connaître chacun des instruments, ses difficultés, ses limites. Sa main droite lui sert à battre la mesure de manière audible et marquer le tempo. Le bras gauche indique les nuances à appliquer et donne le signal du départ aux différents instruments. Un véritable travail de rigueur, de justesse et de rythme. Tant que le chef d’orchestre n’est pas présent, le public est indifférent à la présence des musiciens. Une fois arrivé, debout face à l’orchestre, le dos tourné au public, il impose le silence à une totalité disciplinée. Cependant, derrière cette harmonie de façade, des conflits latents peuvent opposer le cadre organisationnel de l’orchestre, à commencer par la hiérarchie des positions qui va, en ordre décroissant, des cordes, dont la visibilité est la plus grande, aux vents, aux percussions et, surtout, aux cuivres, relégués au fond de la scène, nettement moins visibles depuis la salle.
La métaphore de cet ensemble de musiciens, aux talents reconnus, ainsi que la figure du chef d’orchestre, traversent un grand nombre de domaines d’action, suscitent d’inévitables homologies entre le fonctionnement d’une institution musicale et celui d’un Etat et inspirent d’eux-mêmes les réflexions séculaires sur l’art de gouverner.
L’argument de notre démocratie, dite de transition, autorise tous les excès que l’on reprochait naguère aux régimes autoritaires, toutes les pratiques qui, en d’autres univers, auraient pour noms : connivence, manigance, népotisme qui frise l’endogamie, copinage, appartenances partisanes, collusion, « renvoi d’ascenseur », mascarade d’auditions de soi-disant prétendants, chantage, compromis et compromissions. Dans le philarmonique gouvernemental, il y a de tout : ceux qui roulent leur bosse en politique depuis des décennies et qui ont fini par être gratifiés d’un portefeuille ministériel sans en posséder la technicité ; ceux qu’on a admis, bon gré mal gré, pour se prémunir de leur capacité de nuisances en vue des prochaines échéances ; ceux qui sont entrés au gouvernement pour y jouer un rôle éminemment symbolique de prometteur de ceci ou de cela ; ceux à qui on a confié une responsabilité sur la base d’un CV débordant de couleurs et d’expériences souvent fictives ; ceux qu’on pourrait qualifier d’apprentis apparatchiks du parti majoritaire à l’assemblée et qui vont s’initier aux sornettes dans lesquelles excellaient leurs aïeux du parti unique et ceux qui héritent de postes qui ne correspondent pas à leurs rêves déchus.
Cependant, celui qui considère que le gouvernement de Habib Essid, si tant est qu’il en soit l’instigateur, est un gouvernement sans idéologie se trompe, car dans une démocratie en transition, expression censée définir l’acquisition de la « bonne valeur » en politique, l’exercice du pouvoir n’est toujours pas une affaire où l’on cherche à résoudre les problèmes, mais une affaire où on les traite entre soi, entre gens qui se connaissent et se fréquentent avec plus ou moins d’intensité. Or un ministre appelé à servir le pays devrait s’imposer de lui-même. Car s’attribuer un portefeuille ministériel repose sur des critères de promotions. Si l’on exclut les critères politiques, par nature soumis aux aléas de la ligne du ou des partis au pouvoir, ou les critères sociologiques mouvants, fondés sur le milieu socio-culturel ou les origines régionales et sociales, ou sur le retour des planqués et des rescapés, demeurent les critères de compétence administratives ou technique des responsables gouvernementaux ayant effectué une large partie de leur carrière à l’intérieur d’un seul ou de plusieurs secteurs, et vivent leur promotion comme une consécration, un honneur auquel les dirigeants accèdent lorsqu’ils atteignent un certain échelon de responsabilité. Aujourd’hui, comme tout par ailleurs, le renouvellement fréquent du personnel dirigeant, appelé à interpréter à l’unisson un répertoire déjà connu des musiciens et du public, a modifié les modes d’accession à la fonction de premier ministre, de ministre ou de secrétaire d’Etat, devenus, malgré le niveau de connaissances de certains, jetables ou interchangeables voire recyclables.
Pour faire court, ce gouvernement est une véritable palette de politiciens d’un pays du Tiers-monde, toutes tendances confondues, qu’ils soient : premiers violons (ministres régaliens), jouant du bois et du hautbois (ministres), maniant les cuivres ou les percussions (secrétaires d’Etat). Des hommes au profil bas qui auraient intérêt à se garder de toute promesse sur le redressement du pays, et des femmes réputées au tempérament fort mais sans la moindre expérience en matière de gestion des affaires publiques, mais tous contents d’avoir obtenu un marocain inespéré. Sans la compétence et le souci de l’efficacité, comment peut-on assurer la meilleure interprétation sans qu’aucune fausse note, ni dissonance ne vienne altérer la musicalité harmonieuse de l’œuvre ? Avec un ensemble aussi disparate, où chaque ministre a sa propre partition à jouer, qui pourrait encore croire Habib Essid capable de faire bouger les lignes, appliquer une saine gestion, entrevoir la Tunisie de demain à construire, et préparer l’avenir ? Pour cela, le chef du gouvernement doit mobiliser une « esthétique politique » dont l’enjeu n’est autre que l’intelligibilité même de son programme. De la bonne application de ce principe dépend directement le succès de ses ministres, ce qui entraîne des réflexions sur la pratique de l’autorité.
Le premier ministre ne doit pas être l’organe d’exécution des décisions de tel ou tel parti politique. Tout comme pour la musique, il n’est qu’un chef, et la question de l’autorité, dont la baguette silencieuse est l’instrument, est au cœur de sa pratique car le principe d’efficacité demeure soumis au principe d’autorité lui-même. Du début à la fin de la prestation tout doit être ordonné, programmé, de façon à ne donner prise à aucune autre représentation que celle que le gouvernement donne de lui-même. Car qu’arrive-t-il lorsque les musiciens ne savent pas qui suivre ? Lorsque le chef suscite les divergences par des excès de pouvoir, ou par des consignes injustifiées ? Lorsque d’insupportables tiraillements s’emparent du personnel politique ? C’est pourquoi la volonté d’une seule personne doit nécessairement s’imposer. Légitimée par un ensemble de règles et de lois, son autorité s’exerce en premier lieu sur ses ministres, de même qu’elle est décisive pour ses effets sur l’opinion publique. Il a alors toute chance de parvenir à ses fins, d’obtenir de l’ensemble de ses musiciens l’interprétation qu’il souhaite donner de son œuvre et ne pas être un sourd conduisant des sourds.